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monde a pu remarquer que le relief dans un dessin ou un tableau devient beaucoup plus frappant si l’on regarde le tableau ou le dessin avec un œil seulement. La profondeur augmente encore, dit M. Stricker, si l’on remue l’œil de la façon à lui faire parcourir, en les comptant, les différents plans du dessin. Cela est exact, et il n’y a pas lieu de contester, à mon avis, que les sensations de mouvement ne jouent un rôle dans la perception de la profondeur ; peut-être même ont-elles été nécessaires à la formation de cette perception. Mais il ne me semble pas qu’elles soient actuellement nécessaires pour nous la faire éprouver. En effet, la vision musculaire seule, l’œil restant en repos, suffit parfaitement pour nous donner la sensation de relief ou celle de profondeur, ce qui revient au même. Peut-on conclure d’une autre expérience que la fusion des sensations musculaires et visuelles est nécessaire à la perception de profondeur. M. Stricker le croit. Voici son expérience ; je cite la Revue : « Au moment où, avec un seul œil, je vois le cloître dans toute sa profondeur, je change un peu la place de la photographie en haut ou en bas, à gauche ou à droite. Aussitôt l’illusion tombe à son minimum, le cloître se raccourcit et l’image devient superficielle, comme dans la vision binoculaire ; mais, si l’on recommence à compter les colonnes, le maximum de profondeur se reproduit. » Je ne suis pas convaincu par cette expérience, et pour deux raisons qui me semblent bonnes. J’ai fait l’expérience et n’ai pas obtenu le résultat annoncé. Même le résultat annoncé ne prouverait, en présence des autres faits, que l’importance, généralement acceptée, des sensations de mouvement ; elle ne prouverait pas leur nécessité.

Je n’ai pas le dessin joint par M. Stricker à son étude ; mais j’ai devant les yeux une photographie des gorges de la Tamina. De chaque côté de la rivière s’élèvent de hautes masses de rochers dont les parois irrégulières forment plusieurs plans. Au fond, on voit la muraille et une fenêtre de l’établissement de bains de Pfäfers. Nous avons ici tous les éléments voulus pour l’expérience. Je regarde d’abord le dessin avec les deux yeux, sans bouger, et je perçois d’emblée le relief ; au premier coup d’œil, je vois bien que je n’ai pas affaire à la représentation d’une surface plane, les jeux d’ombre et de lumière suffisent pour m’en faire apercevoir. Si je ferme un œil, la profondeur se marque davantage ; si je compte les plans, elle augmente encore. Si maintenant je fais remuer la photographie, je ne m’aperçois pas que la profondeur diminue d’une manière sensible ; cette diminution, en tout cas, n’est pas assez considérable pour empêcher la perception du relief et de la profondeur de subsister très