Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 16.djvu/342

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
338
revue philosophique

renvoyer à ceux-ci l’épithète, car ils ne se font pas faute de nous servir de temps à autre, étiquetées comme faits positifs, des rêveries transcendantes. Aux leurs, sur le sujet que j’ai choisi, je ne ferai qu’opposer les miennes. Ils les accueilleront, je, n’en doute pas, avec un haussement d’épaules. Les juges impartiaux du débat seront ces esprits qui, sans faire fi de l’expérience, osent, à l’occasion, pénétrer par delà, au risque de s’égarer à jamais ou de revenir désappointés et couverts de confusion.

J’aurais d’ailleurs eu besoin de mûrir encore mes idées. Diverses circonstances me convient à devancer le moment que je m’étais assigné pour les produire devant le public. Je lui les présente donc un peu hâtivement peut-être, espérant néanmoins que, sous leur forme encore imparfaite, elles ne paraîtront pas dénuées de sens.

I

Les assertions discutables de la science dite positive.

Les représentants de la science dite positive proclament ceci :

L’univers est un jeu d’atomes. Les atomes ont des propriétés inhérentes et constantes. Ce que nous appelons force et ce que nous appelons matière ne sont que des abstractions de notre esprit : la force n’est pas séparable de la matière, la matière sans force et la force sans matière sont des néants. Les propriétés de la matière se ramènent à des attractions et à des répulsions. Ce que l’on nomme combinaison n’est que la satisfaction de certaines attractions. Les propriétés des combinaisons sont des résultantes nécessaires, bien qu’inexplicables, ou tout au moins inexpliquées, des propriétés des composants. La cristallisation est un commencement d’organisation : des cristaux, les uns réfléchissent la lumière, d’autres la réfractent, d’autres la divisent ; des organismes, les uns se meuvent, d’autres sentent, d’autres pensent. Les êtres les plus compliqués sont des appareils de physique et de chimie : l’œil est une chambre obscure, l’estomac un alambic, le cerveau une pile, La matière, primitivement dispersée et sans vie, a engendré la vie, la sensibilité, la volonté, par une série de tâtonnements successifs. Et encore le terme tâtonnement, emprunté à Tyndall, qui lui-même en a peut-être pris l’idée dans Lucrèce[1], est mal choisi ; car la matière est soumise à des lois fatales. Un déterminisme inexorable pèse sur toute chose. Tout ce qui a eu lieu ne pouvait pas ne pas

  1. Livre V, vers 854 et suiv.