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puis admettre ici avec Zeller[1] qu’il ait transporté aux âmes individuelles ce qui logiquement ne pouvait être dit que de l’âme universelle ou du feu divin, créateur des âmes. Le processus de la pensée d’Héraclite semble plutôt inverse ; il observe dans l’homme ce besoin de changement qui nous paraît inné, et il le transporte par induction aux âmes que ses croyances religieuses lui font imaginer libres des liens corporels ; enfin, s’élevant plus haut, il l’attribue au feu divin, où ce besoin supposé lui donne la raison du flux universel.

En tout cas, la conclusion logique, d’accord avec le texte même du fr. 62, est que si l’âme a préexisté comme daimone, elle doit survivre au corps sous la même forme. Mais ici de graves difficultés se présentent ; si cette survivance est nécessaire, si la mort doit rendre aux âmes, avec la liberté, leur pureté primitive, à quoi bon les prescriptions morales et autres, les règles de conduite et de régime sur lesquelles Héraclite insiste tant ? Quel peut en être le véritable intérêt ?

La difficulté est la même dans l’hypothèse qui refuse au daimone toute personnalité. C’est l’hypothèse qu’admet Teichmüller, qui fait ainsi en réalité remonter jusqu’à Héraclite la doctrine qu’il attribue à Platon. Mais, je le répète, si l’on peut être conduit à reconnaître dans cette interprétation la conséquence logique des prémisses de l’Éphésien comme de l’Athénien, on a le droit de se refuser à traiter l’un comme l’autre, à attribuer à tous les deux la même puissance de dialectique et la même façon d’envisager le problème moral.

Le sens des textes d’Héraclite relatifs à la destinée après la mort est de fait assez incertain pour qu’on ait pu considérer comme ironiques ceux qui semblent les plus clairs. « De là ils s’élèvent et deviennent gardiens des vivants et des morts » (fr. 57). « Les dieux et les hommes honorent ceux qui succombent à la guerre » (fr. 64). « Les plus grandes morts obtiennent les meilleurs sorts » (fr. 65). Voilà à peu près tout, avec les fragments 25 et 63 que nous avons déjà rencontrés.

En somme, si l’on veut échapper autant que possible aux difficultés signalées, et suivre les indications des textes, on est conduit à adopter l’opinion de Zeller d’après laquelle les âmes qui après la mort retournent à la vie plus pure des daimones sont seulement celles-là qui l’ont mérité. Mais je ne puis admettre entièrement l’autre moitié de cette opinion, qui fait partager à Héraclite les croyances populaires sur l’Hadès.

De même que le soleil, toutes les âmes doivent sans doute descendre dans l’Hadès ; la route ἄνω κάτω doit être achevée. Mais, au terme de cette route, le sort des âmes est différent ; les unes se dissipent

  1. Traduction Boutroux, II, pp. 170, 171.