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SOURIAU. — les sensations et les perceptions

dans l’organe entier, ses limites sont trop indécises pour me faire connaître la forme de ma tête. Si je me suis brûlé la main, j’ai beau souffrir dans tout l’organe, cette souffrance générale ne peut m’indiquer la forme de ma main. En outre, il s’en faut de beaucoup que les sensations internes soient réparties dans tous les points du corps et nous paraissent le remplir tout entier. Il est donc impossible de croire que nous ayons immédiatement conscience du volume de notre corps, et que sa forme puisse être perçue comme la limite d’expansion des sensations internes. — Passons donc à la seconde hypothèse : nous allons voir qu’elle est pleinement suffisante et qu’elle est parfaitement conforme aux faits. D’après cette hypothèse, ce serait du dehors que nous percevrions notre corps. Constatons d’abord que cela nous est possible. Je puis regarder mes mains, mes bras, ma poitrine, mes jambes, comme je regarderais cette table, cette chaise, et en percevoir aussi exactement la forme. Cette amplitude déjà considérable des perceptions visuelles peut être encore augmentée par l’usage des miroirs, dont on aurait tort de ne pas tenir compte, car ce n’est guère que par leur moyen que nous connaissons les traits de notre visage. Si mes yeux ne peuvent atteindre certaines parties, telles que le haut de ma tête ou la plante de mes pieds, ma main peut les explorer très facilement. Ce qui achève de me prouver que c’est bien le procédé dont je me sers pour percevoir mon corps, c’est que la notion que j’ai de la forme de mes organes est d’autant plus nette, que l’emploi de ce procédé est plus facile. Je connais parfaitement les parties que je puis à la fois regarder et toucher, telles que ma main. Je me fais une idée moins nette de celles que je puis toucher sans les voir, telles que la partie postérieure de la tête et du cou. Enfin, je ne me représente que très confusément celles qu’il m’est impossible de voir et difficile de toucher, telles que mon dos. Dans ces conditions, nous pouvons regarder comme une vérité démontrée que notre corps est perçu du dehors, à la manière des objets extérieurs.

D’où vient cependant que ce corps, perçu extérieurement, ne nous semble pas extérieur, et que nous disons que c’est notre corps ? C’est une nouvelle question que nous avons à examiner. Les procédés ordinaires de la perception expliquent bien la connaissance que nous avons de la forme de notre corps ; ils n’expliquent pas la relation intime que nous établissons entre ce corps et nous. — Si je me représentais mon corps comme une simple propriété du moi, la chose serait encore assez facile à expliquer. Chaque fois que je fais un effort musculaire, je constate que c’est bien ce corps qui