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comique de ces paroles, il y a un sentiment profond qui est au cœur de tous : c’est l’amour de la vie et la crainte de la mort. Nous aimons tellement la vie, si forts sont les liens qui nous y rattachent, que nous ne pouvons nous empêcher d’éprouver secrètement quelque admiration pour ceux qui ont la force, et pourquoi ne pas dire le courage, de se donner la mort à eux-mêmes. D’un autre côté la pensée nous vient de tout ce qu’ils ont dû souffrir avant de se résoudre à cet acte terrible qui nous semble presque au-dessus des forces humaines.

Mettons sans doute au premier rang ceux qui se sont donné la mort pour avoir préféré l’honneur à la vie, pour n’avoir pas voulu survivre à la ruine de la patrie, à la défaite de quelque grande et noble cause, où à la mort d’une personne aimée, la mère de la fille, l’époux de l’épouse. Mais ceux-là mêmes qui ont renoncé à la vie pour de moins nobles motifs, et pour des raisons frivoles, et que nous ne saurions approuver, combien eux aussi ne nous semblent-ils pas dignes de pitié ! Ces raisons qui nous semblent frivoles, il a fallu que pour eux elles fussent bien graves. S’ils ont été dissipés, légers, ambitieux, joueurs, s’il ont commis des fautes, quelle dure expiation ne se sont-ils pas infligée à eux-mêmes ! Ils ont pu manquer de force, de fermeté, de constance Pour supporter certains maux ; mais méritent-ils que nous les traitions de lâches, suivant l’accusation banale que les moins courageux, que les plus lâches amants de la vie n’épargnent pas à leur mémoire ? S’ils ont été lâches, ce n’est assurément pas à ce dernier moment où ils se sont eux-mêmes enfoncé le poignard dans le sein. C’est là, il faut en convenir, si les deux mots pouvaient s’allier ensemble, une lâcheté héroïque. Nous ne savons de quoi le plus nous étonner ou de la grandeur de leur courage, à ce dernier moment, ou de la grandeur de ce qu’ils ont souffert. Telle est la pitié, la sympathie qu’ils nous inspirent que dans notre cœur il ne reste de plus de place pour les sévérités de la religion, la morale individuelle et de la morale sociale. Pour arrêter les progrès du suicide, qu’on exagère, d’ailleurs, à ce qu’il nous semble, M. Ferraz propose divers moyens, l’interdiction de récits de suicide, la répression légale de l’apologie du suicide, qu’il nous est difficile d’approuver et qui nous semblent dépourvus d’efficacité. Quant à nous, nous redoutons beaucoup plus la contagion d’un trop grand amour de la vie, de la lâcheté, de l’immoralité, que la contagion du suicide.

Plus de la moitié de l’ouvrage est consacré à la morale individuelle, sur laquelle nous savons gré à l’auteur d’avoir insisté ; il mérite des éloges pour la délicatesse et la mesure de tact et de finesse dans certains détails où il est entré. Si nous devons respecter la dignité humaine en nous, nous devons la respecter aussi dans nos semblables : de là toute la morale sociale, dont M. Ferraz ne nous donne ici qu’une première partie, où il est question seulement de nos rapports avec nos semblables en général, abstraction faite de toute société domestique politique ou religieuse. Il n’y montre pas moins de sagesse et de me-