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Rendre à ce déchu sa gloire première, retrouver ce qu’il fut, le replacer dans le cercle de ses disciples et de ses contradicteurs, était bien opérer une résurrection, M. Mabilleau n’a eu garde de donner dans l’excès où tombent les reconstructeurs. La tentation est irrésistible de surfaire ses héros. Lui, au contraire, il a eu cette coquetterie de ne point grandir le sien. Il le rabaisserait pour un peu, tant il n’est point dupe de son choix. « Crémonini n’est pas un penseur, de qui les idées auraient une valeur propre… Osons-le dire, c’est un homme médiocre. » Et ailleurs : « Crémonini avait la parole élégante et facile, mais personne n’a jamais songer à lui prêter de l’éloquence, » Enfin, « Intus ut libet, disait Crémonini ; foris ut moris est, maxime qui a souvent provoqué l’indignation des philosophes et qui n’a rien d’héroïque à coup sûr, » Cette impartialité est habile, car elle nous rendrait, nous, au cours de notre lecture, partiaux pour ce penseur que l’on ne nous avait point dit si ingénieux et si riche.

De la biographie très fouillée par où s’ouvre le premier livre, la partie la plus intéressante est celle qui nous raconte les démêlés du maître padouan avec les Jésuites et l’Inquisition, En cette aube de l’idée moderne, l’Église eût eu assez à faire de prévenir la croissance de sa rivale, la libre étude ; déjà la science expérimentale s’annonçait à coups de découvertes. Galilée étonnait le monde par ses révélations astronomiques. Ses persécuteurs purent obtenir qu’il se rétractât, mais non, comme dit Pascal, empêcher la terre de tourner et eux-mêmes de tourner avec elle. Plus heureux que les Bruno, que les Vanini, même que les Campanella et les Galilée, Crémonini n’eut à soutenir contre les obscurantistes qu’une guerre de parole et de plume. Fort d’ailleurs de l’indépendance intellectuelle que la loi de Venise assurait à Padoue annexée, il adopta le meilleur mode de se défendre : par attaquer, C’est ainsi qu’au nom de l’Université, dont il était le représentant élu, il vint apporter au doge une « Harangue » où étaient dénoncés les abus de l’enseignement des Jésuites. En 1606, la victoire semble lui rester, car le sénat par décret les expulse, Mais les vaincus eurent leur revanche. M. Mabilleau fixe à 1611 la date où dut s’ouvrir l’enquête réclamée par l’Inquisition contre le maître suspect. Ce procès, Crémonini l’éluda sans cesse par l’évasive subtilité de ses réponses. S’étant surtout attaché à commenter Aristote, il avait une excuse inexpugnable où se retrancher : c’était à Aristote qu’il fallait s’en prendre ; voilà celui qu’il fallait condamner, brûler même au besoin, Le procès-verbal des trois poursuites dirigées contre ses écrits serait monotone à reproduire. D’ailleurs le Saint-Office apporta quelque mollesse à ce long procès. Crémonini n’épargna point les distinguo ; il se défendit en diplomate italien, fut plus procureur que les procureurs, céda en ne rien accordant et put mourir dans son lit, en 1634, « accablé de vieillesse et d’honneurs, semblant emporter avec lui au tombeau la doctrine et l’école que pendant un demi-siècle il avait si complètement et si brillamment représentées, »