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lutioniste, Strauss se demande quelle morale découle de cette conception scientifique du monde. Et il nous déconcerte par une théorie de la destinée humaine, qu’on ne s’attendait pas à trouver dans la bouche d’un adversaire de l’idéalisme et qu’aurait pu signer un disciple de Kant ou de Hegel. L’homme est fait pour s’élever à la moralité.

« Dès lors qu’elle ne peut plus aller au-dessus de soi, (la nature) veut rentrer en soi, se réfléchir, selon une excellente expression de Hegel… ; après s’être sentie dans l’animal, elle veut se connaître dans l’homme[1]. » Mais s’élever jusqu’à la conscience, c’est s’élever au-dessus de la nature. « Dans l’homme, la nature n’a pas seulement voulu faire un pas en avant ; elle a voulu s’élever au-dessus d’elle-même. » Et cette supériorité de l’homme sur la nature n’éclate nulle part mieux que dans l’acte moral. « Tout acte moral est une harmonisation de l’individu avec l’idée qu’il se fait de l’espèce… N’oublie en aucun temps que tu es un homme et non pas seulement un être comme tous les êtres de la nature ; en aucun temps, que tous les autres sont également hommes, c’est-à-dire, avec leurs différences individuelles, sont ce que tu es, possèdent les besoins et les droits que tu possèdes toi-même : tel est le résumé de toute morale[2]. »

Ces nobles déclarations font honneur à la conscience de Strauss et montrent que la religion de l’univers ne veut pas moins que les autres formes religieuses favoriser la culture morale des âmes : mais que deviennent les principes évolutionistes et le mécanisme de l’auteur ? que devient d’un seul mot le monisme de Strauss avec une doctrine morale qui oppose la fin de l’homme à celle de la nature, qui rétablit sous le nom du devoir et du droit la téléologie morale, qu’elle faisait profession d’exclure, comme toute autre formalité ?

Est-il nécessaire d’insister encore sur les contradictions que renferme la définition de l’Être universel, le Dieu que Strauss propose à notre adoration à la place du Dieu personnel ? « Nous avons appris à regarder l’univers comme un infini de matière, qui, au moyen de décompositions et de mélanges, s’élève à des formes et à des fonctions toujours plus hautes, et par des dilatations, des concentrations et des formations nouvelles, décrit un cercle éternel… En aucun instant l’univers n’est plus parfait qu’à l’instant précédent[3]. » Et ce grand tout divinisé ne parle à la conscience religieuse que par le sentiment de la dépendance. Est-ce assez pour le besoin de l’âme religieuse ? est-

  1. P. 221.
  2. P. 217-219.
  3. Reusschle, Philosophie und Naturwissenschaft. Bonn, 1874.