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sens et de notre cerveau… C’est là ce qui borne notre science tous entière, et jamais nulle part nous ne pouvons arriver au fond réel d’un phénomène quelconque[1]. »

Il ne veut pas qu’on confonde son matérialisme scientifique avec le matérialisme moral et préfère donner à sa doctrine le nom moins décrié de monisme, et nous avons vu précédemment comment tour à tour il nie et affirme le devoir.

C’est ainsi que ce monisme oscille perpétuellement entre le réalisme et l’idéalisme, dont il ambitionne pourtant d’être la synthèse définitive.

À côté de ces contradictions, dont nous aurions pu étendre la liste, la philosophie de Hæckel présente un vice capital, qui lui enlève toute autorité auprès des intelligences philosophiques, et auprès de celles du moins que la critique de Kant a éclairées sur les véritables conditions de la recherche philosophique. Elle ne repose sur aucune critique ni sérieuse ni complète des principes de la connaissance : elle applique les règles de la pensée, du moins de la pensée scientifique, sans en avoir examiné les titres. Par là, elle se rapproche du positivisme vulgaire, qui croit suffisamment démontrer la pensée par l’application qu’il en fait, comme ce philosophe antique qui prouvait le mouvement en marchant.

S’il fallait résumer nos critiques en quelques mots, nous dirions que le monisme scientifique de Hæckel associe aux lacunes et aux contradictions de la philosophie positive des témérités spéculatives qui rappellent dans un autre genre la philosophie de la nature.

Malgré ces défauts, la doctrine nouvelle répondait trop à l’enthousiasme scientifique du temps pour que de nombreuses adhésions ne répondissent pas à l’appel de Hæckel. Aucune ne fut plus éclatante que celle de l’illustre Strauss.

II

Strauss.

L’Ancienne et la Nouvelle foi (1872) ne causèrent pas un moindre scandale que ne l’avait fait plus de trente-cinq ans auparavant la Vie de Jésus (1835) du même auteur. On peut juger par la différence des deux ouvrages du chemin qu’avait parcouru l’esprit du siècle. L’ancien disciple de Hegel se révélait tout à coup le plus résolu partisan de Darwin et de Hæckel.

L’auteur de la Vie de Jésus n’avait entendu rompre qu’avec la foi positive de l’Église chrétienne, mais nullement avec l’idéalisme hégélien et la religion philosophique qu’il soutient. Il ne voulait débar-

  1. Hist. natur., 29.