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universelle, l’évolution de l’univers doit seule rendre compte désormais du moi pensant. « Il n’y a pas de connaissances à priori, pas plus que d’instincts à priori. De même que l’hérédité rend compte de l’instinct spécial du chien de chasse, ainsi elle suffit à éclairer la formation du sens mathématique de l’homme civilisé : Mill a bien montré que les mathématiques ne sont pas à priori[1]. »

Ce qui est vrai des prétendus axiomes à priori de la connaissance ne l’est pas moins du soi-disant impératif catégorique de la morale. « On parle volontiers, mais sans aucune raison, d’un prétendu ordre moral du monde… La passion et l’égoïsme sont les seuls ressorts de la vie. » Ces déclarations n’empêcheront pas, il est vrai, Hæckel de repousser énergiquement l’assimilation qu’on pourrait être tenté de faire entre la morale du monisme et celle du matérialisme, et de professer hautement qu’à ses yeux « le prix de la vie consiste non dans le plaisir matériel, mais dans l’acte moral[2] ».

Il n’hésite pas davantage à soutenir que la seule notion acceptable du divin ne se rencontre que dans le monisme. Il cède volontiers à l’inspiration panthéiste de la poésie de Gœthe, dont il aime, comme nous l’avons déjà dit, à citer les vers, et termine sa Morphologie par un chapitre intitulé « Dieu dans la nature », qui peut se résumer dans les lignes suivantes : « La philosophie, qui voit l’esprit et la force de Dieu agissant dans tous les phénomènes de la nature, est seule digne de la grandeur de l’Être qui embrasse tout… En lui, nous vivons, nous agissons, nous sommes. La philosophie de la nature devient en fait la théologie[3]. »

À propos de l’anthropogénie de Hæckel comme de la conception théologique, qui se présente comme le couronnement du système, nous aurions à nous demander, ainsi que nous l’avons déjà fait pour les autres parties de doctrine, sur lesquelles bases scientifiques, expérimentales l’auteur entend les faire reposer. Il invoque l’expérience des philosophes anglais pour rejeter les conceptions à priori, pour nier la spontanéité de l’esprit ; mais on est toujours en droit de lui demander si cette expérience des psychologues empiristes peut être légitimement assimilée à l’expérience scientifique, dont le mécanisme trace les règles. S’il parle de la pensée et de l’action partout présentes de l’Être infini, n’est-il pas plus évident encore que le mécanisme scientifique ne lui a rien appris de ce mystérieux principe ?

Mais à quoi bon insister ? La science est trop évidemment étran-

  1. Morph., 446. — Voir aussi Anthropogénie, 621 ; et Hist. natur., 629-643.
  2. Hist. natur., 34.
  3. Morphol., 450.