Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 13.djvu/682

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
678
revue philosophique

était paralysé. Il rit, a l’air de douter, mais enfin s’incline devant nos observations. »

« Après un mois d’expériences, d’observations, d’épreuves de toutes sortes, nous restons convaincus que V… ne se souvient de rien. »

Un des points les plus curieux de cette observation, c’est la modification qu’a subie le caractère du malade.

« Ce n’est plus le même sujet ; il est devenu querelleur, gourmand ; il répond impoliment. Lui qui n’aimait pas le vin et qui le plus souvent donnait sa ration à ses camarades, maintenant il vole la leur. Quand on lui dit qu’il a volé dans le temps, mais qu’il ne devrait plus recommencer, il devient arrogant. « S’il a volé, il l’a payé, puisqu’on l’a mis en prison. »… On l’occupe au jardin. Un jour, il s’évade en emportant des effets et 60 francs à un infirmier. Il est rattrapé à cinq lieues de Bonneval, au moment où, après avoir vendu ses vêtements pour en racheter d’autres, il s’apprête à prendre le chemin de fer pour Paris. Il ne se laisse pas arrêter facilement ; il frappe et mord les gardiens envoyés à sa recherche. Ramené à l’asile, il devient furieux, il crie, se roule à terre. Il faut le mettre dans une cellule.

« L’occasion est belle pour tenter une dernière épreuve. Nous reprochons donc à V… sa conduite, son ingratitude. Il nous répond par des injures. Il se moque de nous, il sait bien que nous devrons le renvoyer quand il aura dix-huit ans, etc. ; enfin il s’évadera encore quand il voudra. Nous profitons de ce moment pour lui dire : Vous vous êtes moqué de nous, vous vous rappelez très bien le temps pendant lequel vous ne pouviez pas marcher. Alors ses injures redoublent. « Ah ! « vous m’insultez parce que j’ai été fou, vous n’en avez pas le droit ! »

« Si V… avait eu le moindre souvenir de ce qui lui était arrivé, il n’eût pas manqué de s’en vanter dans son exaltation, car il ne se possédait plus. »

On a publié plusieurs observations analogues. Celle de Félida X…, rapportée par M. Azam, est la mieux connue, et nous l’avons analysée dans cette Revue. On se rappelle que la vie psychique de cette malade était pour ainsi dire en partie double l’état normal et l’état pathologique. Dans l’état pathologique (que M. Azam appelle l’état seconde), la mémoire de la malade était intacte. L’état normal au contraire (l’état prime) était caractérisé par des lacunes de la mémoire, par la perte absolue du souvenir de l’état seconde.

M. Camuset remarque avec raison que les cas de ce genre sont plus nombreux qu’on ne le suppose. En effet, dit-il, ils ne sont étudiés que depuis peu. Auparavant, ils laissaient les observateurs incrédules. Ils étaient même embarrassants pour certaines théories. Quel est donc ce « moi » qui se métamorphose, qui s’oublie pendant une année ?