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M. G. Renard s’en est-il bien rendu compte ? Il se croit vraisemblablement un déterministe achevé, irréconciliable. Nous ne tenterons pas de le concilier malgré lui avec ceux qu’il traite en adversaires ; il nous suffira d’indiquer çà et là les critiques les plus graves, les points ou la thèse de l’écrivain n’est pas toujours solide ou rigoureusement étudiée. La tâche nous est d’autant plus aisée que ce petit livre, écrit de verve, avec une pointe d’humour, est un essai heureux d’un esprit distingué très capable de rendre attrayantes les discussions arides de la philosophie. On profite à le lire, et on s’y plaît.

Parlons entre philosophes. D’un bout à l’autre de cet essai, il y a un malentendu, selon nous capital. L’auteur distingue le déterminisme scientifique contemporain du fatalisme antique, inventeur d’une chimérique Ananke, extérieure à l’homme et aux choses, dieu-machine de l’univers physique et moral. Il raille spirituellement ce fantôme. Mais il y a, dit-il, une autre doctrine, celle qui veut trouver à tout fait son explication, ses conditions nécessaires et suffisantes, dans le passé ou dans le milieu, conditions physiques, physiologiques, psychologiques voilà le déterminisme aussi bien intérieur, intellectuel et moral que physique et cosmologique. « Tout fait a une cause, » Quoi de plus ? — Ici, je demanderai à M. G. Renard de pousser sa conception à ses dernières limites, pour s’assurer, sinon de sa valeur absolue, tout au moins de la possibilité de la mettre en harmonie avec cet idéalisme moral auquel l’auteur, avec raison, ne voudrait pas renoncer. Si le déterminisme pris dans l’acception et l’usage scientifique du mot est le point de vue unique et fondamental des choses, du dedans et du dehors, s’il est mieux qu’un stade de la pensée dans la connaissance de ce qui est, et si conséquemment il exprime la nature intime, profonde de l’être, sans que nous ayons le droit ou le moyen de rien penser — je ne dis pas connaître — en dehors de cette fatalité intellectuelle, morale ou physique, il n’y a vraiment pas lieu de repousser dédaigneusement l’antique fatalisme ; on le reproduit sous une autre forme. Le déterminisme préétabli de Leibniz, pris à la lettre, fait de nous des automates, aussi bien que le mystérieux destin grec.

Il serait en vérité profitable de s’expliquer une bonne fois sur cette matière. La métaphysique fait peur, je le sais, et M. Renard, si familier qu’il soit avec les philosophes, redoute les obscurités ou le vide de la philosophie première. Comme d’ailleurs son livre est une œuvre de vulgarisation, on ne peut qu’approuver sa réserve. Il vaut mieux décrire simplement le système de Copernic, disait Comte, que de vouloir par des démonstrations tronquées et mensongères le mettre à la portée des gens du monde. Il en va de même en métaphysique. Mais je m’adresse au philosophe. À la fin, je ne conçois pas bien, dirai-je, que tout autour de moi soit déterminé ; que moi-même je sois rigoureusement et invinciblement déterminé (il n’y a pas d’atténuation admissible, ce serait un clinamen), et que dans cet ensemble immense de phénomènes, de choses, d’êtres, « d’individus » ou de personnes, il n’y ait rien de