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terre, de cet « empirisme grossier », comme certains métaphysiciens allemands se plaisent à l’appeler : et, comme cet empirisme est en grande partie de provenance étrangère, cela fournit à ces métaphysiciens une excellente occasion de déployer leur zèle patriotique. Dans un temps où chaque nation défend ses produits industriels contre la concurrence étrangère, il est bon que les importations philosophiques soient soumises à un droit d’entrée moral.

Mais nos métaphysiciens d’aujourd’hui, qui se donnent tant de peine pour revêtir d’une forme scientifique les idées populaires sur Dieu, l’âme et le monde, ont complètement oublié que c’est un étranger — le Français Descartes — qui, par un mélange des idées scolastiques et des idées modernes en mathématiques et en physique, a façonné cette doctrine. Certes, elle s’est modifiée depuis ; mais, comme elle n’a pénétré que lentement dans les masses et qu’elle y règne encore souverainement, son influence sur les métaphysiciens qui vivent dans ce milieu est incontestable.

C’est une chose qui n’a pas été assez remarquée des historiens de la philosophie que la foi philosophique de nos gens instruits et de la plupart des ignorants n’est autre chose que le cartésianisme. Cette philosophie, qui est devenue si commune aujourd’hui que c’est à peine une philosophie, n’était au temps de Descartes que la foi du petit nombre ; mais c’est la destinée des doctrines qui ont un long développement historique de passer d’abord pour hétérodoxes et dangereuses et de devenir ensuite des articles de foi. À cet égard, le cartésianisme a été pour les temps modernes ce que la philosophie d’Aristote a été au moyen âge d’abord repoussé, le philosophe païen était devenu à la fin du xiiie siècle un præcursor Christi in rebus naturalibus.

Les découvertes de Copernik, Képler, Stevin, Galilée, Gilbert, Harvey conduisaient à une explication complètement mécanique de la nature. Descartes le premier formule en système ce mécanique. Il est d’autant plus nécessaire de faire remarquer le caractère matérialiste du cartésianisme, que ses sectateurs modernes ont une tendance à accuser de matérialisme les représentants d’une conception du monde tout à fait contraire.

Sans insister sur cette influence du cartésianisme, qu’il suffit d’avoir indiquée, revenons au débat des deux psychologies. Il porte en grande partie sur la méthode. Le psychologue expérimental est pour le métaphysicien, un « grossier empirique ». En le confinant, sous ce titre, dans l’honorable compagnie des naturalistes, des linguistes, des historiens et de tous ceux qui cultivent un domaine spécial de la science, veut-on conserver au philosophe une manière à part de traiter l’expérience qui lui permette de quitter aussitôt la sphère inférieure des faits vulgaires pour s’élever dans l’éther de la pensée pure ? La pensée intime de nos philosophes transpire assez, lorsqu’ils parlent de la psychologie « abaissée » à n’être plus qu’une branche de la biologie, ou dans l’in-