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toute réflexion et suggéré par l’habitude, viendra trancher la question. Sommes-nous habitués à aller au devant des objets ou à les voir venir à nous, en d’autres termes à percevoir les signes du rapprochement par suite de notre propre mouvement ou du leur ? Dans le premier cas nous croirons nous rapprocher d’eux ; dans le second, que ce sont eux qui se rapprochent de nous. Ce second cas, il est vrai, est hypothétique et pour ainsi dire théorique : il faudrait être depuis ses premières années paralytique ou prisonnier, avoir vécu toujours à la même place avoir toujours vu les objets grandir, s’éclairer etc., en un mot se rapprocher de soi par l’effet de leur mouvement propre. Rentrons dans la réalité : notre situation à tous est précisément l’opposé de celle-là ; une habitude qui remonte aux premiers temps de la vie fait que nous rapportons les effets optiques du rapprochement à notre propre mouvement, sauf les cas bien entendu où, ayant conscience de notre état réel de repos ou de mouvement, nous voyons les choses telles qu’elles sont. Dès lors, tout s’explique : le mouvement apparent, celui des parois du puits de mine, de l’ascenseur ; celui des objets dont nous nous éloignons en chemin de fer, en bateau, en ballon ; et inversement notre propre mouvement apparent dans un train en arrêt, en présence des vagues de la mer, du courant d’une rivière, d’une chute d’eau ; car, si nous sommes en mouvement, faute de le savoir ou d’en avoir le sentiment, nous sommes naturellement portés à croire que ce sont les objets qui se rapprochent ou s’éloignent de nous, comme il arrive en réalité lorsque nous sommes immobiles ; et si nous sommes immobiles, n’en ayant pas conscience davantage, nous devons croire que c’est nous qui nous rapprochons ou nous éloignons d’eux. Le renversement de la direction du mouvement n’est que la conséquence de cette première illusion : si l’objet vient vers nous, nous croyons aller à lui ; s’il descend, nous croyons nous élever ; si nous tournons sur nous-mêmes, nous croyons qu’il tourne autour de nous en sens contraire.

Que si dans certains cas où nous jugeons également possibles notre propre mouvement et celui de l’objet, nous inclinons à croire à l’un plutôt qu’à l’autre, cette disposition n’est qu’un effet de l’attente où nous sommes de ce même mouvement. Si l’on s’imagine aisément entendre, voir ce que l’on s’attend à voir et à entendre, combien cette illusion n’est-elle pas rendue plus facile, lorsque, comme ici, elle a un point d’appui dans la réalité, et se réduit à une interprétation du fait que la raison ne condamne pas plus qu’elle ne l’approuve ?

Reste à expliquer la transformation du mouvement rectiligne en mouvement curviligne. On serait tenté d’y voir un effet de vertige