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F. PAULHAN. — variations de la personnalité.

n’est là qu’une apparence. Qu’au milieu d’un travail sérieux, par exemple, nous soyons distraits par une image d’une nature plus gracieuse, ou bien l’image est rejetée, ou bien il y a conflit, ou bien elle s’établira en nous ; mais alors elle chassera à peu près complètement tout ce qui occupait auparavant notre esprit, pour s’y installer avec les tendances et les images concordantes qui se présentent avec elle, réduisant l’occupation précédente à un état purement machinal et la contraignant souvent à cesser bientôt.

Nos diverses personnalités se succèdent quelquefois très rapidement, mais elles ne se mêlent pas facilement. Je ne veux pas dire que cette fusion ne se fasse jamais et ne tende pas à se faire, mais il arrive souvent qu’elle s’ébauche à peine, et elle ne s’achève jamais ou presque jamais. Toute la théorie des associations d’idées est d’ailleurs fondée en grande partie sur ce fait. Les théories de la lutte pour l’existence et de la sélection dans la conscience rendent compte de bien des cas ou ces phénomènes se montrent. C’est un fait bien connu que quand nous sommes fortement préoccupés par une chose, quand un des côtés de notre personnalité est mis en jeu nous ne pensons à rien, sinon à l’objet qui nous préoccupe ou aux choses qui s’y rapportent notre intelligence n’est plus la même : elle a à ces moments-là un caractère spécial ; nos associations se font selon un certain mode particulier qui ne ressemble pas aux autres modes qui se manifestent dans d’autres circonstances ; nos sentiments et nos actes ont aussi un caractère particulier, et bien des fois il arrive que nous oublions absolument les motifs qui devraient nous empêcher d’agir comme nous le faisons ; quelquefois il arrive que ces motifs se présentent à la conscience, mais ne s’y présentent qu’avec beaucoup de faiblesse, et cela encore est une sorte d’oubli. Nous avons vu tout à l’heure la ressemblance qu’il y avait entre l’oubli et l’inattention ; nous voyons de même comment, ici, au point de vue psychologique, les variations normales de la personnalité se rapprochent de ses variations morbides. Cet oubli plus ou moins complet explique très bien comment des personnes dont les inconséquences frappent ceux qui les voient agir ne s’aperçoivent pas elles-mêmes de leurs inconséquences. Que d’hommes religieux, par exemple, oublient leur religion quand ils sont occupés de leurs affaires ou de leurs plaisirs et transgressent plus ou moins les commandements de Dieu et de l’Église ! Ils n’y pensent pas ; si on leur fait remarquer que leur conduite s’accorde peu avec leurs principes, ils ont quelque peine à s’en apercevoir, et bien souvent ils n’en éprouvent aucune inquiétude. C’est que, tant que l’homme d’affaires ou de plaisir domine, il s’inquiète peu de l’homme religieux et ne