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F. PAULHAN. — variations de la personnalité.

tantôt la société sont sacrifiés et que le cas se présente assez souvent.

Il faut bien s’attendre maintenant que, quand l’une des tendances maîtresses vient à dominer, les tendances qui se rattachent à elles se montrent aussitôt dans la pénombre de la conscience, prêtes, s’il le faut, à se mettre en pleine lumière. À ce moment-là, en effet, il y a bien dans le moi une unité apparente, car toutes les tendances qui se manifestent plus ou moins clairement à la conscience convergent vers le même but ; mais cette unité n’est qu’apparente, parce que les tendances opposées qui conduiraient à un but contraire n’ont pas disparu et ne sont que momentanément paralysées.

C’est bien ce qui arrive en réalité ; un soldat par exemple est au fort d’une bataille. Tout le groupe d’instincts qui peut le rendre propre à sa destination actuelle se réveillera à ce moment-là : patriotisme, vaguement peut-être, instinct de destruction, colère irréfléchie, amour de la gloire, haine de l’étranger, obéissance aux chefs, réveil de l’homme primitif peut-être, et beaucoup d’autres tendances de même nature ; les autres seront écartées. Mais à d’autres moments, par suite de fatigue des instincts trop longtemps mis en activité, ou de changement de circonstances, c’est en vain qu’on fera appel au dévouement et au courage qu’il a montrés précédemment et sur lequel on croit pouvoir compter ; c’est le côté égoïste, ou les sentiments de famille qui se réveilleront, et avec eux tout ce qui peut les aider, la tendresse, la prudence, la crainte, le regret, la mélancolie, etc. De même, on a vu des assassins donner des preuves de dévouement. En présence d’un homme en danger, les sentiments altruistes ou désintéressés, le dévouement machinal peut-être, s’éveillent et déterminent un acte généreux. La vue ou l’idée d’un sac rempli d’or déterminera chez le même homme une unité morale toute nouvelle : l’idée de l’or éveillera le désir de la richesse, la convoitise, tous les appétits égoïstes, la haine, et elle déterminera à la fin un acte criminel.

On le voit, l’unité du moi ne dure qu’un moment ; le moi, si l’on veut, et sauf le cas de lutte ou l’individu sent sa propre dualité ; le moi est en général un, seulement ce moi change. Si la forme de l’état de conscience est l’unité, on n’en peut dire autant de la série ou des groupes des phénomènes de conscience.

Prenons un orgue de Barbarie ; nous pouvons par des moyens appropriés lui faire jouer des airs différents. Cependant il n’y a qu’un orgue. De plus, chaque air a bien son unité propre ; mais, précisément parce que chaque air a son unité propre, la somme des airs n’a pas d’unité. L’homme peut être considéré, à un certain point de vue, comme une sorte d’orgue de Barbarie. Les différentes circonstances