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soit que nous ne le voulions pas, soit que nous ne pensions pas à faire la critique nécessaire. On voit de même que forcément la vie publique tendra à développer en nous certaines croyances, certains sentiments, certaines manières d’être et d’agir qui seront tout à fait opposées à celles que nous fait notre vie privée. Le plus simple des hommes peut devenir solennel aussitôt qu’il a mis un vêtement de forme particulière. — De plus, les influences exercées sur les qualités primitives de l’individu par des milieux différents conduisent à des qualités tout à fait opposées ; la même personne qui, comme homme, tremblerait d’adresser la parole à telle autre, lui parlera sans la moindre timidité, comme médecin par exemple, et lui fera une opération sans hésiter. On connaît bien la différence qui se manifeste dans le caractère de certaines gens insupportables dans leurs familles et charmants dans le monde. On explique en général ce fait par une dissimulation volontaire. Cette explication est superficielle et erronée. En fait, il y a deux personnalités différentes qui se soudent l’une à l’autre sur un fonds commun ; s’il y a eu dissimulation un moment, cette dissimulation cesse bientôt. C’est ce qu’on exprime en disant que l’habitude est une seconde nature.

On ne sait jamais, à moins de connaître bien intimement quelqu’un, de savoir sa vie entière, de l’avoir suivi dès le berceau, quelles sont toutes les influences qui ont agi sur lui. Aussi l’on ne connaît jamais tous les groupes psychiques qui le constituent, et l’on ne sait pas à l’avance comment il agira dans telle ou telle circonstance, car les circonstances ne font pas absolument tout dans la détermination de la manifestation de tel ou tel caractère, et il y a des causes internes qui nous échappent. Qu’on remarque que chacun de nous a en lui, à diverses profondeurs, sept ou huit personnalités, celles dont nous avons parlé jusqu’ici et qui sont déterminées, en grande partie au moins, par les circonstances de la vie actuelle ; il faut tenir compte encore de celles qui nous ont été transmises par nos ancêtres ; il y au fond de chaque homme civilisé un sauvage et peut-être une brute qui se réveillent à l’occasion.

Nous voyons donc que des tendances différentes et opposées doivent naître et se développer chez l’homme, et qu’en fait elles naissent et se développent ; mais elles ne font pas que cela : forcément, chaque tendance donnera naissance à d’autres tendances et déterminera la formation d’un groupe qu’elle dominera et qui dérivera d’elle. Les tendances dérivées à leur tour en feront éclore d’autres ou tout au moins prépareront leur éclosion et formeront leur développement. Il se formera ainsi chez l’homme de petits groupes coordonnés de sentiments, d’idées, de passions et d’habitudes abou-