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F. PAULHAN. — variations de la personnalité.

se rapporter à deux personnes différentes ou tout au moins constituer une double vie de la même personne. Quant à la cause, on ne peut que dire, d’une manière vague, qu’elle consiste dans une modification dans les conditions de la production des états de conscience. Dans la vie normale, au contraire, on voit très bien que certaines causes bien déterminées doivent presque toujours agir de manière à produire des groupes psychiques différents, par un changement que nous pouvons parfaitement reconnaître dans les conditions d’existence de l’individu, et amener la naissance et le développement de groupes psychiques et psycho-physiques qui se développent parallèlement, quoiqu’ils paraissent être en contradiction les uns avec les autres, qui s’ignorent parfois et qui n’ont presque jamais de conflit. — Ces influences plus ou moins constantes, plus ou moins longues, plus ou moins fortes, plus ou moins régulières, ce sont l’éducation morale, l’éducation religieuse, le milieu moral intellectuel ou physique, la profession, etc. Chacune de ces influences crée ou développe en nous, directement ou indirectement, diverses tendances ; chacune de ces tendances en crée d’autres à son tour, et l’on voit se développer ainsi dans le même individu plusieurs petits moi psychiques, reposant sur un fonds organique commun, mais très différents les uns les autres. Certains savants se vantent par exemple de laisser l’homme religieux à la porte de leur laboratoire. Voilà un exemple de la scission opérée dans une individualité par l’influence de conditions d’existence diverses. Diverses influences tendent à donner à un homme certaines tendances religieuses : ce sont peut-être l’hérédité, sûrement l’éducation, souvent les relations sociales, les besoins du cœur, l’imitation, etc., etc. D’autres influences tendent à développer l’esprit d’examen, le scepticisme : ce sont la réflexion, la recherche scientifique, la vue des erreurs commises par nos devanciers sur un grand nombre de points, etc. Voilà donc deux tendances opposées, l’esprit de critique et la foi, qui naissent et se développent. L’unité complète du moi exigerait que, de ces deux tendances, l’une fût subordonnée à l’autre, ou bien que l’une des deux fût détruite. Ce n’est pas là ce qui arrive bien souvent. Tel homme de science se vante d’avoir la foi de charbonnier en matière de religion et d’être très difficile en fait de preuve une fois qu’il s’agit de science. C’est bien à tort que Royer-Collard a prétendu qu’on ne faisait pas au scepticisme sa part. On la lui fait presque toujours, et chez nous tous tant que nous sommes, même chez les plus sceptiques, il est bien rare qu’il n’y ait pas un point faible, un coin de croyances et d’illusions que nous laissons à la foi et où nous ne laisserons pas pénétrer le doute,