Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 13.djvu/642

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
638
revue philosophique

du mécanisme que par le titre. Que la liberté de la créature soit confisquée au profit d’un ordonnateur divin, ou que la matière seule règne en maîtresse dans l’univers, nous ne sommes pas la cause de nos actes. Une nuance, tout au plus, sépare le mécaniste de l’harmoniste. Pour l’un et pour l’autre, la faculté de prévision est l’apanage de l’intelligence ; mais, pour le premier, l’intelligence est un produit ; pour le second, elle est une cause. À la science de la nature se substitue la recherche de la pensée et de la volonté créatrices. Cette pensée d’ailleurs et cette volonté sont immuables et éternelles comme les lois de la matière. Au point de vue exclusif où je me suis placé, je n’ai pas à critiquer ce système, que je déclare irréfutable. Il me suffit d’avoir montré que la science est obligée de recourir à la liberté pour expliquer les mouvements discontinus.

Il est maintenant établi que ce simple dessin : une ligne droite, une lacune, une courbe, — je pourrais dire plus simplement encore : une courbe et sa tangente — ne peut émaner d’un système de forces initiales, ayant agi dans son intégrité dès l’origine du tracé. On est donc forcé d’admettre l’existence d’un principe de discontinuité, d’un principe libre.

Que ce principe soit et reste dispersé dans tous les atomes, ou soit l’attribut propre de certains composés privilégiés, ou bien qu’il s’identifie avec un Dieu créateur et ordonnateur providentiel des forces, nous n’avons pas à le décider. Cependant l’homme à lui seul, dans sa conscience et dans ses actes, se dresse comme une protestation éclatante autant contre la dernière de ces hypothèses que contre le déterminisme. L’homme, qui détourne les fleuves et comble les vallées, qui perce les montagnes et unit les océans, l’homme, qui va jusqu’à combiner lui-même des machines qui simulent la vie et la pensée, serait donc une machine en qui le mécanicien aurait mis une portion de son génie ! Or si, tirant de ce fait un argument contre la liberté, un partisan du déterminisme, au nom de la mécanique ou de la religion, venait nous opposer l’un ou l’autre de ces ingénieux appareils construits par des mains humaines, nous sommes en droit de lui répondre : La liberté a passé par là.

Il nous reste maintenant à faire voir comment, par une suspension prolongée de l’activité, l’être libre introduit la discontinuité dans le monde et peut se l’asservir.

J. Delbœuf.

(La fin prochainement.)