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DELBŒUF. — déterminisme et liberté

chine dirigée par un être libre. La question se soulève donc de savoir si l’homme et les animaux ne sont peut-être pas des machines.

Une machine parfaite réalise des mouvements discontinus. Dans un cylindre se meut un piston poussé par la vapeur. Considérez uniquement le piston et la cause qui le meut, vous vous direz qu’il finira par être chassé hors du cylindre. Mais le constructeur a ménagé quelque part une ouverture que le piston, dans sa course, met à découvert, et par où la vapeur s’échappant vient agir sur son autre face ; et voilà que le piston, contrairement à vos prévisions, marchera en sens contraire. Un corps tombe ; il commence par décrire une verticale ; mais j’introduis inopinément sur son chemin une courbe qui le reçoit et le fait dévier ; certes, rien dans le corps ne pouvait faire soupçonner l’intervention de cette courbe.

Toutes nos machines, depuis la plus simple jusqu’à la plus compliquée, ne sont qu’une extension de ce type. Dans une montre, un ressort se détend, il est attaché à une roue qu’il devrait faire tourner. Mais cette roue a des dents qui viennent heurter contre un obstacle qui les arrête et qui cède à son tour sous l’action contrariée du même ressort. Or toutes ces combinaisons sont le produit de la liberté. Elles reposent toutes sur un agencement de différents moteurs indépendants qui entrent en conflit à des intervalles déterminés. C’est par des combinaisons semblables que nous forçons des corps à changer leur mouvement rectiligne en un mouvement curviligne et rétrograde. À cet égard, le billard lui-même est une machine où l’on a disposé, en prévision d’un but déterminé, sur le chemin des billes, des bandes élastiques qui leur impriment des mouvements inattendus pour elles et pour tous ceux qui ne voient pas ces bandes.

Or, dis-je, on peut se demander si l’homme et les animaux ne sont pas des espèces de billes soumises à des chocs et à des rencontres dont le principe leur est absolument caché.

L’hypothèse qui met sur le compte d’une puissance régulatrice suprême le jeu de la machine universelle est logiquement aussi soutenable et aussi irréfutable que le fatalisme. On peut toujours, à tout propos et à propos de tout, alléguer aussi bien les décrets d’un démiurge ou d’une providence que ceux du destin.

Sur le genre d’action de ce maître suprême, on peut faire une double supposition : ou bien il intervient incessamment — c’est, tout bien pesé, le système de Malebranche, le système des causes occasionnelles ; ou bien son plan est réglé de toute éternité — c’est, moins l’optimisme, l’harmonie préétablie de Leibniz.

Ne parlons que de ce dernier système. Au fond, il ne diffère guère