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pas l’influence de l’autre bille, de manière que rien, dans son mouvement, ne peut laisser deviner qu’elle va la rencontrer, ni où elle la rencontrera. Quand le choc aura lieu, elle éprouvera une déviation qu’on ne pouvait prévoir, à moins que l’on ne connût d’avance l’existence, la position et la nature de l’obstacle. Mais, que l’on ait ou non cette connaissance, la prévision ne peut résulter de l’allure ni de la constitution de la bille ; elle est en autrui, et la bille ne peut la pressentir.

Au fond, quand le choc se produit, c’est comme si la bille heurtée surgissait tout à coup. C’est, en réalité, une force nouvelle qui entre inopinément en scène pendant qu’un certain phénomène était train de suivre son cours. Cette force constitue donc un système qui, dans le principe, était indépendant des forces en action sur le billard, et qui n’a rien de commun avec elles, tant qu’elles ne la rencontrent pas.

La discontinuité dans les mouvements peut donc provenir de chocs entre des forces primitivement indépendantes et qui, à un moment donné, entrent en conflit. Sur l’origine et la nature d’une force indépendante, on peut faire toutes les suppositions que l’on veut, et même recourir à l’infini ; mais, en tout état de cause, on doit sacrifier la loi de la conservation de l’énergie, à moins que l’on ne fasse de cette force une puissance libre dans le sens défini plus haut, c’est-à-dire une puissance dont la seule prérogative est de pouvoir mettre le temps à profit. Car, en dehors de ce cas spécial, la force indépendante, au moment où elle entre dans le système qui subit son action, en augmente évidemment l’énergie.

En soi, une pareille hypothèse n’a absolument rien d’irrationnel. Rien ne s’oppose à ce que l’univers soit considéré comme renfermant des forces inactives, inconnues et inconnaissables jusqu’à l’époque où, par le cours des temps, elles viennent réagir sur lui et lui apporter le trouble, ou bien comme gouverné par un être tout-puissant et capricieux, source intarissable d’énergie. Mais adopter cette supposition, c’est en même temps rendre caduques et provisoires toutes nos conquêtes scientifiques.

La discontinuité ne peut donc s’expliquer scientifiquement qu’en recourant à la puissance volontaire.

Avant de nous occuper du mode d’action de cette espèce de puissance, il est bon d’examiner les opinions qu’on peut émettre sur le siège qu’elle occupe.

Ce siège peut être dans le mobile dont les mouvements sont discontinus, ou dans un autre mobile qui le conduit. Dans le premier cas, le mobile est doué de liberté ; dans le second cas, c’est une ma-