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d’accorder la vie et la sensibilité à tout ce qui se meut d’une certaine manière.

La pierre qui se détache de la montagne, la feuille qui tournoie dans les airs chassée par le vent, la fumée qui monte en serpentant et changeant continuellement de figure, la flamme ondoyante, les flots infatigables de l’Océan, les nuages aux formes fantastiques et vagabondes, ces mille et mille objets qui, sans repos ni trêve, suivent passivement le courant qui momentanément les entraîne, quelles que soient la variété et la complication de leur allure, ne nous font cependant pas l’effet de se mouvoir spontanément. Il y a plus, les animaux eux-mêmes ne s’y trompent pas. Une araignée ne se dérange pas pour une plume que le plus léger souffle vient faire frissonner dans sa toile ; le poisson stupide ne se laisse prendre à l’appât d’une mouche artificielle que si elle est agitée avec art ; et, à leur tour, les animaux qui chassent par surprise savent que c’est par l’immobilité ou par un genre spécial de progression qu’ils arrivent à ne pas éveiller la défiance du gibier qu’ils convoitent.

Qu’est-ce donc qui nous frappe dans les mouvements que nous qualifions de volontaires ? Quel est ce quelque chose de spécial qui caractérise l’allure des animaux ? C’est, sans nul doute, la discontinuité.

S’il nous était possible d’établir cette proposition d’une manière générale et absolue, nous aurions démontré l’existence d’une puissance, quelle qu’elle soit, différente des forces initiales qui ont créé et qui entretiennent le mouvement de l’univers. Si, en outre, nous possédions une règle infaillible pour discerner la discontinuité, nous pourrions désigner avec certitude quels êtres possèdent cette puissance et à quel moment ils en font usage.

Malheureusement, nous ne possédons ni cette démonstration ni cette règle, et les attributs de la discontinuité restent pour nous purement négatifs. Mais aussi, par bonheur, cela n’est pas indispensable au triomphe de la thèse de la liberté. Il nous suffit de pouvoir reconnaître la discontinuité dans des cas particuliers. Or c’est là chose facile, comme il ressort de la discussion qui précède.

Voici, je prends mon crayon, je trace une ligne droite, je m’arrête ; puis un peu plus loin je décris un arc de cercle. Ce tracé, il est de toute impossibilité de l’attribuer aux seules forces initiales qui ont dirigé ses premiers linéaments. Il n’est pas, il ne se conçoit pas de système prédéfini de forces qui puisse expliquer la transformation du mouvement rectiligne en repos, ni du repos en mouvement circulaire, sans compter que, pour laisser une lacune entre la droite et l’arc, j’ai dû sortir du plan du papier. De l’inspection de la droite,