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matière comme la force, tend à rester ce qu’elle est. Pour leur communiquer un changement, il faut vaincre cette tendance, la lutte prend du temps. Le temps, c’est la série des résistances brisées. De là résultent des conséquences de la plus grande importance.

Si rien ne résistait au changement, il n’y aurait pas de temps. Tout ce qui doit être serait immédiatement. À peine né, l’univers serait frappé d’immobilité et de mort. Son existence entière serait concentrée dans un instant indivisible.

De même encore, si un jour il devait ne plus y avoir de transformation possible, — ce qui aurait lieu si, dans tous les points de l’espace, les puissances étaient devenues égales aux résistances, — il n’y aurait plus de temps, car le temps, le temps réel, ne l’oublions pas, c’est la mesure de l’activité transformatrice universelle. Plus la destruction de la transformabilité est rapide, plus le temps marche vite ; quand cette destruction est lente, le temps traîne.

Nous voilà bien loin de la conception mécanique du temps. — Dans les formules mécaniques, le temps est un mouvement uniforme pris pour unité[1]. Le temps réel n’est pas un mouvement uniforme. C’est au contraire le mouvement le plus varié, le mouvement de la vie universelle.

Il suit de là que détruire de la transformabilité, c’est accélérer, dans le lieu où se fait cette destruction, la marche du temps. Si les hommes s’avisaient aujourd’hui de mettre le feu à toutes les forêts et à tous les amas de houille que recèle le sein de la Terre, ils ne feraient que hâter les pas temps et rapprocher un avenir qui, autrement, serait encore éloigné. Et ceci montre bien que le temps est une réalité et non une abstraction. Leur action ne s’étendrait pas sur le temps de Mars, de Jupiter ou de Saturne. Ils usent de leur temps à eux ; mais les habitants des autres mondes ont aussi une part de ce trésor, dont ils peuvent, dans une certaine mesure, faire un emploi plus ou moins intelligent. Le temps, c’est de l’argent ; et cet argent-là, chacun en a dans sa poche.

Enfin le temps est, à sa façon une force. On sait que le temps peut suppléer à la force. La théorie du levier n’est que l’application de cette remarque.

Patience et longueur de temps
Font plus que force ni que rage,

a dit le fabuliste. Aussi c’est avec raison que la mécanique appliquée, s’écartant en ceci de la mécanique analytique, fait intervenir

  1. Voir dans ma Logique scientifique la genèse de cette définition.