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Au commencement régnait le chaos. Sur ce début, la science n’en sait pas plus long que la mythologie. Son flambeau ne peut dissiper l’obscurité qui entoure le berceau de l’univers. Rien de plus problématique, rien de plus contestable que ses conjectures[1]. Acceptons toutefois les idées qui ont le plus généralement cours des atomes dispersés et animés d’un mouvement de gravitation, d’abord très lent, vu que les distances qui les séparent sont indéfiniment grandes[2], puis de plus en plus accéléré. Il est impossible de se représenter, même par l’imagination la plus hardie, comment s’est effectuée la formation de ces grands corps, tels que ceux qui constituent notre système planétaire. On peut à peine se faire une idée de ce qui se passe dans notre soleil et dans ces milliards d’étoiles dont la plus infime partie éclaire nos nuits. Quelles luttes formidables entre les éléments !

À la longue cependant, et par places, un certain apaisement s’est fait ; l’ordre et l’harmonie se substituent insensiblement aux antagonismes désordonnés. Mais ce qu’il s’est perdu de force utilisable avant que les choses en soient arrivées au point où elles sont, est colossal. On a calculé que, dans notre système planétaire, il ne reste plus environ que deux millièmes de l’énergie potentielle disponible. Que sont devenus les neuf cent et quatre-vingt-dix-huit autres millièmes ? Sont-ils perdus ? Non ! nous en avons l’équivalent dans la constitution actuelle du système, et, pour ne parler que de notre globe, dans cet ensemble de lois astronomiques, climatériques, géologiques et vitales, d’où a résulté l’alternance des saisons, ainsi que la flore et la faune qui le décorent. Tout cela, c’est le passé condensé.

De même, toutes les transformations qui se font aujourd’hui, qu’elles soient dues aux corps physiques ou aux êtres libres (s’il y en a), s’emmagasinent pour demain et la suite des siècles : ainsi, rien de ce que l’homme fait n’est perdu. Même quand l’ouvrage de ses mains est détruit, son œuvre néanmoins subsiste sous une forme plus ou moins cachée. Les œuvres de Phidias ne sont pas anéanties. Les générations qui ont eu le bonheur « d’encenser ces merveilles ont transmis à la postérité l’étincelle vivifiante que cette contemplation avait allumée en elles.

  1. Voir le beau mémoire de M. G.-A. Hirn, intitulé : Recherches expérimentales sur la relation qui existe entre la résistance de l’air et sa température ; conséquences physiques et philosophiques qui découlent de ces expériences, dans les Mémoires de l’Académie royale de Belgique, 1881, t. XLIII. On peut fort bien ne pas adopter toute la partie positive de ce travail ; mais, à coup sûr, la partie critique et négative donne matière à bien des réflexions.
  2. Dans la Revue philosophique, février 1880, p. 145 et la note, j’ai appelé l’attention des savants sur une singularité renfermée dans cette conception.