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DELBŒUF. — déterminisme et liberté

ralentit en même temps que diminue l’inégalité entre sa température et celle du milieu.

Dans le fait, ce n’est qu’après un temps infini que l’équilibre absolu peut venir à régner. La théorie sur ce point ne laisse pas de place au doute. « Les choses se passent comme si, pour répartir également la charge sur les deux bassins d’une balance portant des poids inégaux, j’enlevais chaque fois un quart de la différence au plus fort pour l’ajouter au plus faible. De cette façon, l’écart est progressivement diminué de moitié. Mais pourrais persévérer dans ce travail pendant l’éternité sans atteindre mon but[1]. »

L’expression généralisée, mais vivante, de la loi de la fixation de la force, c’est le temps. Non le temps, tel que le conçoit la mécanique, et tel que nous nous le représentons quand nous l’accommodons aux besoins de la vie sociale, le temps doublement abstrait, marchant d’un pas toujours et partout uniforme, le temps dont toutes les parcelles sont entièrement semblables, que les révolutions périodiques de tel ou tel corps céleste nous divisent en parties égales, lesquelles nous morcelons à notre tour, par d’ingénieux appareils, en parties aliquotes plus petites encore, le temps qui, en soi, n’a ni passé ni avenir, et qui, se rajeunissant sans cesse, est en tous lieux présent, — mais le temps réel, qui est en dehors de la pensée et indépendant d’elle, qui dirige ses pas, tantôt lents, tantôt rapides, toujours dans le même sens, dont la marche n’est nulle part et en aucun moment identique à elle-même, mais est ici plus lourde, là plus précipitée, le temps qui vieillit et s’affaisse, et qui, résumant dans son aspect présent et fugitif l’ensemble de ce que l’on nomme le passé disparu, se nourrit de ce que l’on appelle l’avenir destiné à disparaître.

Le temps détruit sans cesse ce qu’il a fait ; mais sa puissance destructive est limitée. Dans sa course infatigable, il laisse derrière lui à chacun de ses pas de l’indestructible. Le temps passé ne revient pas, dit un vieil adage mélancolique. Mais, tandis qu’on est porté à regarder le passé comme ce qui n’est plus, c’est au contraire l’unique et inaltérable réalité : ce qui a été fait ne peut plus ne pas avoir été fait. Seulement cette réalité est toute ramassée dans le moment présent. Tout ce qui a été n’a servi qu’à préparer ce qui est et se retrouve entièrement dans ce qui est. La forme seule est différente. Une chose cependant est détruite sans retour : c’est la quantité d’énergie qui a été nécessaire pour amener cette transformation ; et cette énergie, c’est une différence de niveau ou d’équilibre, c’est de la puissance de tension, c’est en un mot de la transformabilité. Voilà à quel prix l’univers est ce qu’il est.

  1. Rev. phil. Loc. cit., p. 151.