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encore une logique, ils ne peuvent échapper à cette conséquence que la vérité qu’ils croient tenir est relative à eux et au moment présent ; qu’elle n’existait pas hier, qu’elle ne sera plus demain ; et que le voisin qui la rejette, a sa vérité à lui tout aussi légitime, en vertu de leurs principes mêmes. Non ! il n’y a pas d’erreurs nécessitées. Les Anciens pouvaient savoir ce que nous savons, et voir ce que nous voyons. Mais ils ont raisonné comme si ce qu’ils savaient était tout ce qu’on peut savoir, et partant de là, ils devaient nécessairement juger comme ils le faisaient[1]. Je l’ai dit ailleurs[2] : L’erreur consiste à n’accorder aucune existence à l’inconnu, en d’autres termes, à poser comme nul ou n’existant pas ce que l’on ne connaît pas. Cette définition de l’erreur nous en donne l’explication et nous en fait saisir le véritable caractère. Si donc, d’une part, nous sommes bien forcés de croire quelque chose, nous devons, d’autre part, toujours nous dire que nous sommes sujets à nous tromper. Le doute « spéculatif »[3] vient ainsi mitiger le dogmatisme pratique, et le doute est l’antithèse de la fatalité.

Enfin, dans le système du fatalisme, qu’adviendra-t-il des jugements moraux ? Comment la conscience, si elle est la résultante de lois inéluctables, peut-elle, s’imposant à l’avenir, lui signifier : Voilà ce qui doit être, et, jugeant le passé, lui jeter souvent à la face ce cri de douleur ou d’indignation : Cela n’aurait pas dû être ? N’est-il pas, comme le fait entendre M. James, souverainement irrationnel d’admettre qu’une partie d’un tout où rien n’a été laissé au hasard ou à la liberté, trouve qu’une autre partie n’est pas à sa place ?

Les déterministes sentent d’ailleurs parfaitement la contradiction. La science est surtout sincère. Aussi ils ne demanderaient pas mieux que de ne pas toucher à la liberté, s’ils ne pensaient pas qu’elle est de nature à jeter le trouble dans leurs études. C’est qu’ils ont beau faire, ils ne parviennent pas à humilier leur volonté devant le despotisme de leur savoir.

Voyons donc premièrement si, par la seule loi de la conservation de l’énergie, on peut se rendre un compte exact de la marche universelle des phénomènes et si, à côté d’elle, il n’y en a pas une autre qui la complète et la domine ; secondement, si, comme on le croit, elle implique réellement comme conséquence l’enchaînement absolu des choses. Ces deux points élucidés, nous montrerons que, sans la liberté, l’univers reste en partie inexplicable.

  1. Revue philosophique, nov. 1881, p. 520.
  2. Logique algorithmique, IVe partie, III. Revue phil., décembre 1876, p. 594.
  3. Revue philosophique, nov. 1879, p. 519.