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DELBŒUF. — déterminisme et liberté

forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome ; rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux. L’esprit humain offre, dans la perfection qu’il a su donner à l’astronomie, une faible esquisse de cette intelligence. »

« En effet, de même que l’astronome n’a qu’à donner au temps, dans les équations de la Lune, une certaine valeur négative, pour y démêler si, lorsque Périclès s’embarquait pour Épidaure, le Soleil était éclipsé au Pirée, de même l’intelligence conçue par Laplace pourrait, par une discussion convenable de sa formule universelle, nous dire qui fut le Masque de fer ou comment le Président coula à fond. De même que l’astronome prédit le jour où, du fond de l’espace, une comète revient après des années émerger à la voûte céleste, de même cette intelligence lirait dans ses équations le jour où la croix grecque brillera sur la mosquée de Sainte-Sophie, et celui où l’Angleterre brûlera son dernier morceau de houille. En faisant dans sa formule t = ∞, elle découvrirait le mystérieux état initial des choses ; elle verrait dans l’espace infini la matière soit déjà en mouvement, soit inégalement distribuée, car, dans une distribution uniforme, l’équilibre véritable n’aurait jamais été troublé. En faisant croître t positivement et sans limite, elle apprendrait si un temps fini, ou seulement un temps infini, amènera cette immobilité glacée dont la loi de Carnot menace l’univers. »

La liberté trouve-t-elle place dans un pareil système ? Évidemment non. Du moment qu’il est établi que la force ne peut ni se créer ni se détruire, et qu’il résulterait de ce principe que l’avenir avec toutes ses déterminations est contenu intégralement dans le passé, il n’y a qu’une puissance extra-naturelle qui puisse empêcher d’être ce qui doit être, et l’homme n’a pas la prétention d’être cette puissance.

Il est cependant d’un intérêt majeur de sauver la liberté. Le maintien de la science et de la morale est à ce prix. Quand les déterministes viennent nous parler d’erreurs passées, ou de systèmes erronés, ils oublient ou mieux ils essayent d’oublier que ces erreurs, que ces systèmes étaient ou sont dans l’ordre des choses tel qu’ils le comprennent ; que, quoi qu’ils disent, une erreur nécessitée n’est pas une erreur ; que, par exemple, si les anciens devaient fatalement juger la Terre immobile, rien ne nous autorise à croire que, de leur temps, elle ne l’était pas ; car pourquoi les lois de la nature changeraient-elles moins que celles de la pensée ? Et, s’ils admettent