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DELBŒUF. — déterminisme et liberté

plus autre chose que l’inconnu, et, à mesure que les découvertes s’étendent, le champ de l’imprévu se rétrécit.

Il est vrai qu’il faudrait envisager avec angoisse l’arrivée du moment où il ne nous resterait plus rien à savoir. Car, après quelques jours encore que, dans notre orgueil satisfait, nous consacrerions à vérifier nos conjectures, nous n’aurions plus dans la suite qu’à nous croiser les bras et, dans notre muette impuissance, à nous laisser emporter par le torrent des choses vers un abîme dont nous aurions par avance calculé toute la profondeur.

Singulière contradiction cependant, si réellement l’ardeur qui pousse les savants à dévoiler l’avenir était chez eux accompagnée de la persuasion qu’ils n’y peuvent rien changer ! Sans doute, prise en elle-même, la science pure est désintéressée. Mais, dans le fond de leur cœur, et en dépit de leur système, nul d’entre eux ne réduit la science à ce rôle contemplatif ; aucun n’accepte d’être en tout un instrument entre les mains de l’impérieuse fatalité ; tous ils ont la prétention d’entrer en lutte avec la nature, de la soumettre, de la plier à leurs desseins, en dirigeant et en concentrant, dans la plénitude d’une volonté réfléchie, vers le but qu’ils lui désignent, les forces qui l’animent. Ils la regardent comme leur chose, et, s’ils tiennent tant à lui arracher le secret de sa puissance, c’est pour la dompter avec ses propres armes, l’enchaîner dans les liens qu’elle aura elle-même fournis. S’ils avaient l’entière conviction qu’elle est incoërcible, ils se condamneraient eux-mêmes à l’immobilité, ou ils accepteraient leur tâche, à la façon des forçats, en exhalant les flots d’une rage impuissante. Mais n’insistons pas davantage sur l’inconséquence que commet le déterministe quand il reconnaît à la science une valeur pratique. Il n’en est pas moins vrai que ce qui légitime ses recherches, c’est la conviction profonde que ce qui est subsiste, et que la nature, dans sa sereine et majestueuse constance, n’aura jamais la fantaisie de détruire son œuvre et de la recommencer sur un autre plan.

Voilà ce qui explique pourquoi le mécanisme a toujours compté et compte encore aujourd’hui ses plus nombreux partisans parmi les physiciens et les biologistes.

Les progrès de la mécanique, de la physique et de la chimie, le renouvellement de la physiologie végétale et animale à la suite des travaux immortels de Schleiden et de Schwann, la découverte de l’équivalent mécanique de la chaleur, les recherches embryogéniques et histologiques, le transformisme et l’évolution établis sur des bases scientifiques, toutes ces conquêtes de l’esprit moderne, le déterminisme les revendique comme des appuis, Mais c’est sur-