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dans l’enseignement public en fait autant d’adversaires de la science empirique des sociétés. La plupart d’entre eux estiment que la politique dérive de la morale et la morale de la métaphysique[1]. Ils discernent dans l’être humain « deux tronçons séparés[2] ». Les uns abandonnent à la politique le tronçon inférieur, ils en font un art subalterne au service des intérêts collectifs ; le domaine de la vie publique est étranger à celui de la morale, en sorte que les actions y deviennent indifférentes, pourvu qu’elles paraissent conformes aux lois de la moralité individuelle. Les autres au contraire voient dans la politique le domaine du droit, le règne de l’absolu. L’ordre de la volonté s’y subordonne l’ordre de la nature, l’autorité de la conscience celle de la science, au point de souffrir à peine leur voisinage ; le tronçon supérieur envahit tout. Là encore, on déclare que les principes sont souverains ! Seulement on a soin d’ajouter que l’application des principes comporte des ménagements, des atténuations, des atermoiements ; bref on se réserve à la fois le prestige de l’immuable et les ressources de l’à-propos. Rien ne sert de le dissimuler, les trois quarts de ceux qui par situation seraient appelés chez nous à professer une opinion raisonnée, scientifique sur les affaires publiques vivent sur un vieux fonds d’idées incohérentes, tantôt rhabillant le machiavélisme à l’usage des honnêtes gens, tantôt couvrant de la défroque de Rousseau une politique de circonstances et de demi-mesures, où l’empirisme et le dogmatisme se donnent la main. À vrai dire, sous le couvert de la métaphysique spiritualiste, ou de la critique kantienne, c’est toujours le rêve de la Cité de Dieu qui hante les esprits ; c’est par cette croyance que l’homme et tout ce qui touche l’homme sont choses surnaturelles, supra-terrestres, que ce monde de conceptions vaporeuses tient en l’air[3]. Pour asseoir enfin la doctrine politique sur le sol des réalités, il faudrait qu’on prit le parti d’admettre que la sociologie n’est que la continuation et l’épanouissement de la biologie, que la société humaine est une chose concrète vivante, de même ordre que les sociétés animales. Ce parti, nous l’avons pris nous-même il y a sept ans. Notre but, en montrant que

  1. M. Janet, Morale, Le bien absolu.
  2. M. Liard, La science positive et la métaphysique, Le bien, p. 409, et Caractère de la métaphysique morale, p. 479.
  3. « Où plonge cette noble tige du devoir dont, parle encore Kant ? D’où sort-elle ? de quoi se nourrit-elle, puisqu’elle n’a rien de commun avec les penchants, les passions, les appétits, tout ce qui vient du dehors ? Cet homme du dedans, cet homme inviolable participe donc en quelque chose à l’absolu, puisqu’il est absolument interdit d’y toucher. » — « La Vraie science humaine n’est donc pas adéquate à la nature humaine. » (M. Janet, Morale, p. 163.) De même, pour Platon, l’homme est une plante divine qui a les racines dans le ciel. Cf. le Timée.