Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 13.djvu/558

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
554
revue philosophique

accorde pas une valeur absolue. On ne peut supposer qu’on arrive jamais à déterminer toutes les lois phonétiques d’une langue. Jusqu’à présent, on ne l’a fait pour aucun. Du reste, la valeur absolue des lois phonétiques présuppose une unité de la langue qui n’a jamais existé. On voit au contraire dans toutes les langues deux forces contraires dans les formations et les transformations du langage : la tendance de l’individu à s’émanciper, et l’action nivelatrice des masses sur l’individu.

Le langage même des individus ne présente une unité qu’avec l’aide d’une abstraction chronologique (Momentandurchschnitt). Ces subtilités importent peu à la science ; il est suffisant que dans un temps déterminé, chez un groupe déterminé d’individus, les mêmes sons dans des circonstances identiques soient sujets aux lois identiques.

Personne n’a mieux établi que M. Paul les causes de cette identité. Elles sont dues aux conditions de la prononciation, qui résultent des mouvements des organes vocaux et des éléments psychologiques, des impressions de ces mouvements mêmes (Bewegungsgefühl) et des impressions auditives (Lautempfindungen). C’est par elles que le milieu social exerce une influence sur leur prononciation. Nous entendons la prononciation des autres, et nous nous approprions les modifications aussi bien par l’ouïe que par l’impression des mouvements. Ces assimilations peuvent rester parfaitement inconscientes. Les causes d’unité de la langue existent aussi comme phénomènes individuels, non seulement l’identité dans la construction des organes de la parole, mais l’identité de l’accent et de la position normale des organes.

L’importance de cette dernière condition a été déjà indiquée par Scherer. Il a non seulement observé la position normale passive, pour ainsi dire, des organes en repos, mais la position active dans le mouvement initial. Paul, comme Osthoff, se prononce pour la valeur absolue des lois phonétiques ; mais il admet des forces qui agissent dans un sens contraire. C’est l’action des groupes des représentations ayant rapport au langage. M. Appel se sert des langues romanes et surtout du français pour démontrer cette action psychologique par des exemples.

Ces mêmes facteurs, en agissant sur des groupes homogènes, ont une tendance à obscurcir leurs liens étymologiques, à les séparer de leur système morphologique, à les isoler. C’est le cas d’une vraie désorganisation dont la réorganisation ne sera qu’une suite. Cette force réorganisatrice sera toujours l’analogie ; elle sera matérielle quand le trait caractéristique commun est dans le radical ou le thème, formelle quand elle s’appuie sur une catégorie grammaticale.

Paul identifie encore avec l’analogie deux autres processus de la vie du langage : la génération[1] populaire des mots, et l’absorption morpho-

  1. En allemand, l’oksetymologie. Cependant citant un ouvrage polonais, M. Appel dit sloworod ludowy, ce qui signifie connaissance des éléments du langage en vue d’une synthèse et non pas en vue d’une analyse, comme le mot étymologie. L’allemand tolère deux sens opposés, accordés à un même mot ; c’est le secret de la philosophie de Hegel.