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mais sa monographie, trop spéciale pour avoir beaucoup de lecteurs, est restée inconnue, et par conséquent n’a pas été appréciée selon ses mérites. Selon M. Scherer, la langue est une chaîne continue dans laquelle ont lieu constamment deux phénomènes contraires : 1o l’analogie qui consiste dans l’intégration des formes hétérogènes : elle peut avoir lieu dans le domaine des flexions et des suffixes et dans le domaine des radicaux ; 2o la différenciation ou processus opposé à l’analogie consiste dans la bifurcation des formes homogènes du langage. Par l’analogie M. Scherer entend encore un processus intermédiaire de synthèse plutôt que d’intégration, qu’il appelle hypostase, échange des formes de langage ayant une importance fonctionnelle différente. Ces processus, dans la vie du langage, sont surtout faciles à observer dans ses phases récentes. Les principes obtenus dans l’observation de ces derniers doivent être aussi appliqués aux faits préhistoriques, ce que M. Scherer appelle projection du présent au passé. C’est encore ici que se manifeste son opposition à Schleicher qui mettait des limites infranchissables entre la vie préhistorique, qu’il appelait période de développement, et la vie historique, qu’il appelait décadence. Ces différences dans leurs aperçus sont liées avec leurs idées sur le langage primitif. Pour Schleicher, c’était tout un système développé, fini et parfait et, à cause de cette perfection même, une espèce de langue toujours morte ; au contraire, Scherer admet dans le langage primitif une richesse et variété indéfinie de formes.

Ces différences, si essentielles dans les aperçus généraux, étaient accompagnées de divergences sur des questions spéciales. En général le point de vue de Scherer à un caractère de scepticisme comparé au dogmatisme de Schleicher, et, comme tout scepticisme, il est très suggestif.

Cependant la tendance vers l’étude de la désintégration du langage primitif devient chaque jour plus générale. Le fait le plus important de ce mouvement dans l’histoire de la science de langage est l’hypothèse de M. Ascoli[1] sur l’existence dans la langue primitive indo-européenne de deux séries de consonnes gutturales. Cette hypothèse donna lieu à beaucoup de recherches et occasionna beaucoup de découvertes aussi importantes qu’imprévues, qui à leur tour ont provoqué un changement définitif dans les idées sur l’histoire du vocalisme indo-européen et ont renforcé les idées sur la stabilité des lois phonétiques du langage, tout en provoquant le désir d’éclairer par la psychologie ce qui n’est pas assez clair du point de vue de la seule phonétique. :

Cette pensée claire et consciente se rencontre pour la première fois chez M. Leskin. Dans ses recherches, il part toujours du principe que jamais les formes d’un langage ne s’écartent des lois phonétiques. Il y a des formes de langage que l’on ne peut pas expliquer phonétiquement ; aussi ne doit-on pas chercher à les expliquer de cette manière. Ce sont les néoformations, formes créées ou modifiées par analogie. Le profes-

  1. Ascoli, Corsi di Glottologia. Torino, Firenze, 1870.