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ANALYSES. — A. BASTIAN. Der Völkergedanke.

temps encore, afin de fonder des musées ethnologiques complets. Que de races près de disparaître sans retour devant le marche envahissante de la civilisation ! Nous ne citerons que les Peaux-Rouges, les Canaques, et peut-être les Arabes, dans les régions au moins où ils sont en contact immédiat et continuel avec les peuples de l’Occident.

Il est une comparaison qui revient souvent dans ces trois livres et que nous trouvons dès la page vi de la préface de celui-ci. De même que l’étude des cryptogames a apporté à la botanique des révélations aidant à mieux comprendre et l’évolution de la cellule et la nature des plantes phanérogames, de même l’étude des peuples primitifs éclairera d’une lumière nouvelle l’histoire et la psychologie des peuples plus avancés.

Mais cette étude ne doit pas se borner à mettre à leur place et à étiqueter dans un musée les vêtements, les armes, les ustensiles de ces peuples. Non pourtant qu’on ait tort de faire à tous ces produits du roi de la création les honneurs d’un musée, alors qu’on en a bien élevé, et avec non moins de raison, pour recevoir la moindre mousse, le plus petit fossile, le plus chétif insecte. Il s’agit plus encore d’étudier les langues, les traditions, les institutions sociales, les lois, les coutumes, les religions. L’homme est avant tout né pour la société ; il est un ζῶον πολιτικόν, selon la définition bien connue d’Aristote ; c’est dans le travail inconscient de la masse que se perdent et s’absorbent le travail, la découverte, la pensée individuelles à l’aurore des sociétés. Comme le cristal sort des eaux-mères (p. 161), ainsi pendant longtemps il y a comme des eaux-mères de la pensée des peuples, d’où émerge avec le temps un cristal d’autre sorte, une institution sociale, une coutume, un rit religieux. C’est à tout cela que devra s’appliquer l’analyse pour en démêler la vraie origine, la genèse en un mot.

C’est là ce qu’on appelle la psychologie des peuples, bien plus importante, au dire de M. Bastian, que la psychologie individuelle, « Les particularités principales de la vie psychique, là où il s’agit des masses, se montrent souvent plus visibles, tandis que des particularités secondaires disparaissent. Déjà Platon espérait trouver écrit en grands caractères dans l’État et la société, ce qui n’est écrit dans l’âme de l’individu qu’en petits caractères. » (Note de la p. 17.) Voilà pourquoi M. Bastian trace à grands traits l’histoire de la gens, de la famille, de la phratrie, du mariage (pp. 140 à 168), des formules magiques, des prières, de tel ou tel culte, chez divers peuples.

M. Bastian a une haute idée de l’ethnologie ; il y verrait volontiers la science maîtresse, et il faut convenir qu’il marche sous ce rapport en bonne compagnie. Mais tard venue, et quoiqu’elle ait fait des pas de géant à peine au sortir du berceau (Ein Riese in der Wiege, dit-il, Vorgeschichte, p. 3), elle a encore une immense carrière à fournir, et son champ d’observation s’étend avec chaque nouveau voyage de découverte ou d’exploration des Stanley, des Nordenskiöld, des Barth et de tant d’autres.