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sons mêmes qui accompagnent naturellement tout travail en commun, à ces cris par lesquels les travailleurs s’encouragent entre eux et règlent leurs efforts ; ces cris furent peut-être les premières racines du langage. C’est donc le travail en commun qui apprit à l’homme à généraliser et à parler, Or c’est précisément cette faculté de généralisation qui, fortifiée, développée à son tour par le langage, auquel elle avait donné naissance, permit à l’homme de transformer la pierre dont il s’aidait instinctivement en un outil véritable.

La généralisation et l’abstraction, qui lui sert de base, ne sont, comme nous l’avons dit, que la forme principale de l’activité logique de la pensée, Or la pensée logique n’est autre chose qu’un certain pouvoir d’isoler et de réunir, de séparer pour relier ensuite. Pour abstraire en effet, il faut isoler dans les choses les éléments qui nous sont donnés par la perception externe comme tramés ensemble et formant des touts complexes, il faut arriver à les concevoir séparément, et, seulement alors, il peuvent être groupés d’une façon nouvelle et former des idées générales. Les facultés logiques, suffisamment développées, permirent donc à la conscience d’isoler pour ainsi dire les éléments dont se compose tout travail humain, et c’est ainsi que l’homme parvint à concevoir séparément, d’abord les modifications apportées au monde extérieur par son activité, puis ensuite l’organe qui est l’agent de ces modifications, la main, enfin cette pierre ajoutée à la main, que d’abord il avait employée à peu prés inconsciemment, comme aurait pu le faire un animal. Il conçut ainsi une idée d’abord vague, plus précise ensuite d’une fin à atteindre et de la série des moyens nécessaires pour y parvenir, d’un effet obtenu et des conditions de cet effet ; car la pensée, après avoir mis à part les divers éléments de l’activité appliquée au monde extérieur, rétablit entre eux un lien nouveau, celui de causalité, c’est-à-dire conçut l’idée d’une chaîne continue de phénomènes liés ensemble, déterminés des uns par les autres et produisant un résultat final. C’en était assez pour que l’outil proprement dit pût prendre naissance. Le pas décisif, l’intuition séparée de la main et de la pierre, moyen terme entre l’organe actif et l’effet à produire, était en effet franchi. L’outil était créé, et le perfectionnement de l’outil n’était plus dès lors qu’une affaire de temps.

Indiquons maintenant en quelques mots la marche que suivit l’évolution progressive de l’outil. On peut, suivant M. Noiré, concevoir ainsi les époques principales de cette évolution :

1o. L’outil, sous la forme d’une simple pierre non taillée, accompagne d’abord le travail de la main, sans être l’objet d’une intuition distincte ; il aide ainsi la main à accomplir certaines fonctions qui conviennent naturellement aux dents.

2o. L’homme prend pour ainsi dire conscience de l’outil. Il se sert d’abord d’objets naturels sans les modifier, tels que pierres, cornes, os et dents d’animaux, etc.

3o. L’homme apprend à modifier les objets naturels pour les approprier