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ANALYSES. — L. NOIRÉ. Das Werkzeug.

L’outil primitif et naturel de l’homme, comme de la plupart des mammifères, ce sont les dents. C’est d’abord avec les dents que l’homme, semblable au chien et au singe, agit sur les objets extérieurs. Mais le travail des dents est un travail purement instinctif et qui, de plus, s’exerce en dehors du contrôle de la vue. Ce travail ne pouvait donc guère devenir l’objet d’une attention réfléchie, ni donner lieu à la formation d’un concept. Pour que l’homme prit conscience de son activité, un premier progrès était donc nécessaire ; c’était qu’il apprit à « projeter[1] » l’action des dents dans un organe soumis au contrôle de la vue, c’est-à-dire dans la main. Ce premier progrès fut possible quand l’homme abandonna ses habitudes premières d’animal grimpeur et commença à chercher son refuge dans des cavernes. Alors seulement, la main, d’organe locomoteur, devint instrument de travail.

La main supplée d’abord les dents. Les dents ont pour fonction naturelle de couper et de racler (incisives), de déchirer et de fendre (canines), d’écraser et de broyer (molaires). Or, pour remplir ces diverses fonctions, auxquelles elle est par elle-même mal appropriée, la main dut arriver de bonne heure à s’aider d’une sorte d’équivalent de l’organe naturel, c’est-à-dire de pierres coupantes, aiguës ou arrondies, propres à faire l’office des trois espèces de dents. M. Noiré pense que l’emploi de cette forme tout à fait primitive de l’outil ne fut pas un acte, à proprement parler, conscient, c’est-à-dire exécuté librement et avec réflexion, L’homme en effet ne possédait pas alors une idée nette de la causalité, il ne pouvait donc pas encore combiner des moyens en vue d’une fin. Or l’outil proprement dit est un moyen pour arriver à une fin. La main s’arma donc d’abord spontanément, instinctivement de la pierre, qui ne devint que plus tard un outil véritable, et voici probablement comment elle y fut amenée. Les pierres s’offraient d’elles-mêmes à la main occupée à creuser des cavernes habitables. La nécessité de les écarter et de les rejeter au dehors attirait nécessairement l’attention sur elles. En outre, comme la main, même chez l’homme de cette époque, était un organe relativement sensible et délicat, l’ouvrier primitif dut chercher de bonne heure à la protéger dans son travail contre les aspérités du sol, et pour cet office encore la pierre se présentait naturellement à lui. Il est donc probable que l’usage de la pierre non taillée comme auxiliaire ou plutôt comme complément de la main, remonte au temps où l’homme cessa de vivre sur les arbres et commença à creuser des cavernes.

Il est assez vraisemblable que ce fut le travail de la main, contrôlé et dirigé par la vue, le plus intellectuel et le plus objectif des sens, qui éveilla la pensée et provoqua le premier essor des facultés rationnelles. On conçoit que les hommes, s’acharnant en troupes à une même tâche, poursuivant un but commun, soient arrivés ainsi à concevoir des idées des principaux effets que produisait leur activité. Les premières idées générales s’associèrent d’elles-mêmes à des sons articulés, peut-être aux

  1. C’est ce que M. Noiré appelle « Projection der Organe ».