Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 13.djvu/544

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
540
revue philosophique

été souvent désignés par la même racine, parce que l’arbre et l’animal sont également « la chose que l’on racle » : à l’un il faut enlever son écorce pour s’en servir, à l’autre sa peau. L’homme a donc pensé d’abord es effets produits par son énergie sur les choses ; plus tard seulement, il est parvenu à concevoir son activité elle-même ; plus tard encore, les objets sur lesquels il n’agissait pas directement. Enfin, en dernier lieu, il se pensa lui-même et s’éleva au concept du Moi.

La pensée naît donc et avec elle le langage de l’activité commune de la horde. Le développement de cette activité et le développement de la parole ont été parallèles. Pour connaître les progrès de la pensée et du langage, il faut donc connaître l’origine et les progrès du travail humain. Or tel est précisément l’objet du nouveau livre de M. Noiré.

L’ouvrage est divisé en deux parties : 1o partie philosophique, 2o partie technique. La première est consacrée à la philosophie de l’outil, la seconde à l’histoire de l’outil primitif.

L’auteur, dans la première, s’attache à présenter sous une forme nouvelle, appropriée à son nouveau sujet, sa théorie de l’origine de la raison, et cherche quels rapports peuvent exister entre l’évolution de la pensée et celle de l’outil. Dans la seconde, il prend l’outil à sa naissance, et en décrit les progrès depuis la pierre non taillée, dont la main s’arme d’abord instinctivement, jusqu’à la machine, qui est un assemblage compliqué d’outils.

Sans nous astreindre à suivre pas à pas M. Noiré, nous nous proposerons seulement de mettre en lumière l’idée générale qui domine l’ensemble de son œuvre.

Voici comment on peut, suivant M. Noiré, concevoir les rapports primitifs entre la pensée, le langage et l’outil :

1o L’homme, en agissant sur le monde extérieur et en le modifiant, parvient à former ses premiers concepts, c’est-à-dire à penser.

2o Les premiers concepts sont associés à des sons articulés. La naissance du langage est la conséquence immédiate de la première émancipation de la raison.

3o La pensée, développée, précisée par l’usage de la parole, parvient à concevoir un intermédiaire entre l’organe naturel et l’objet de son activité. Cet intermédiaire est l’outil proprement dit.

Enfin l’outil réagit à son tour sur la pensée, lui donne plus de précision et de clarté, l’enrichit en concepts nouveaux.

Nous savons déjà d’une manière générale comment l’activité de la horde primitive, appliquée au monde extérieur, engendre la pensée et le langage. Mais la plupart des animaux agissent aussi sur le monde extérieur, le modifient en quelque manière, et pourtant on ne peut pas dire qu’ils pensent. L’activité primitive de l’homme devait donc différer déjà de celle des animaux, présenter quelque caractère particulier, capable d’expliquer cette impulsion prodigieuse donnée à la conscience. Ce caractère tout particulier, c’est, pour M. Noiré, le travail de la main qui se substitue au travail des dents.