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P. TANNERY. — anaximandre de milet

nous nous éloignons pour toujours irrévocablement, ne sont-ce point là des conceptions dignes d’un esprit philosophique ? ne méritent-elles point d’être soutenues et développées, de jouer à leur tour le rôle d’inspiratrices et de directrices de l’humanité ?

Encore faudrait-il, ce nous semble, que ces conceptions eussent pour appui une base empirique suffisante. La stabilité de l’ordre de choses actuel nous est, en somme, démontrée, au moins comme relative, par les faits ; l’histoire authentique du monde, telle que nous pouvons la reconstituer du moins jusqu’à présent, ne nous permet de constater aucune perturbation appréciable de cet ordre, et les changements qu’il subit sont, dans leur importance relativement faible, soumis à des périodes dont le retour assuré maintient l’équilibre général. La doctrine d’une évolution périodique doit d’autre part évidemment sa première origine à une conception anthropomorphique de la nature ; nous naissons et nous mourons ; le monde naît et meurt ; mais, comme la race humaine, il se perpétue et se renouvelle. Seulement à cette conception grossière, la science est venue joindre l’ensemble des possibilités reconnues par elle. Elle a conçu les plus grands changements imaginables à l’ordre de choses actuel ; elle s’est représenté leur progrès, soumis nécessairement, comme ceux que nous observons, à la loi du rhythme, au retour de périodes fatales.

Quant à l’hypothèse d’une évolution continue, d’une entropie, si l’on fait abstraction d’une vaine tentative scientifique, elle correspond simplement, elle aussi, à une conception appartenant à un tout autre ordre d’idées, mais dont la formule est due à l’âge moderne. C’est celle du progrès continu de l’humanité vers un idéal sur lequel on ne s’est d’ailleurs pas encore entendu. Oui, nous pouvons rêver ce progrès, nous pouvons aussi rêver qu’il est suivi par l’aveugle et inconsciente nature. Mais si, pour le premier de ces rêves, nous empruntons nos images à des réalités tangibles, ce secours nous manque pour le second, et ils sont assez indépendants entre eux pour que nous renoncions sans regret à l’un, pour que nous consacrions tous nos efforts à faire de l’autre une vérité.

Paul Tannery.