Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 13.djvu/523

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
519
P. TANNERY. — anaximandre de milet

croyance des rabbins que ce monde où nous sommes a été précédé d’un autre[1].

La religion grecque, au contraire, ne connaissait que la question d’origine, et si, chez quelques peuples voisins (les Etrusques, par exemple), la doctrine de la fin du monde était professée, celle de la succession indéfinie, dans les deux sens, des périodes d’organisation et de destruction, nous apparaît chez Anaximandre, au moment où la pensée humaine se dégage de la forme mythique, non pas comme un emprunt fait à des croyances religieuses indigènes ou étrangères, mais bien comme une conclusion logique d’un raisonnement dû au Milésien.

Ce raisonnement, toujours valable, est le suivant : la genèse, après un état indéfiniment stable, est inconcevable, de même que le maintien d’un état indéfiniment stable après la destruction. Donc il faut répéter périodiquement et sans fin genèse et destruction.

La négation de cette thèse se produisit presque immédiatement dans la bouche de Xénophane : il n’y a ni genèse ni destruction, les changements apparents sont négligeables, le monde est éternel.

L’adhésion de Platon et d’Aristote assura, dans l’antiquité, la pré dominance à cette seconde solution, jusqu’à l’époque où une nouvelle conception religieuse introduisit la supposition d’une création ex nihilo.

Une pareille hypothèse n’était d’ailleurs possible qu’après l’élaboration par les Grecs des concepts de l’être et du néant : elle se formula lorsque les penseurs hébreux, ne trouvant dans leurs livres saints rien qui s’accommodât aux doctrines hellènes, furent obligés de constituer un système en harmonie suffisante avec le texte de ces livres.

Le succès de cette thèse de la création ex nihilo, avec destruction finale, accompagna le triomphe du christianisme, et il a été assez complet pour forcer les modernes à repasser lentement par les premières étapes de la pensée humaine. Et cependant une réflexion tant soit peu attentive suffit pour montrer que cette thèse est tout à fait en dehors de la question philosophique.

D’une part, en ce qui concerne l’avenir, la doctrine chrétienne, en conservant l’individualité immortelle des âmes créées, en maintenant même, pour l’éternité future, l’existence de la matière sortie du néant, abandonne la conséquence logique de la thèse, qui devrait conduire à l’anéantissement absolu de tout le monde des phéno-

  1. On sait que fa traduction littérale du-début de la Genèse est : « Au commencement, Elohim sépara le ciel et la terre. » La doctrine de la création ex nihilo fat relativement récente chez les Hébreux.