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raison de considérer la signification d’indéterminé comme également primitive et de la préciser, dans le langage d’Anaximandre, en l’appliquant à l’absence de limites existant, au sein de l’élément primordial du Milésien, entre les diverses formes de la matière, avant que la séparation, la différenciation et l’intégration de ces formes n’eussent établi entre elles les bornes respectives sous lesquelles elles nous apparaissent.

L’emploi de ce terme d’ἄπειρον indiquerait donc qu’Anaximandre se représentait sa matière originelle comme un mélange mécanique, dont le mouvement occasionne la séparation des parties, plutôt que comme un élément susceptible de transformations dynamiques, dues à ce même mouvement.

C’est la thèse qu’a soutenue Ritter ; il y a vu un motif pour classer les Ioniens en deux écoles distinctes, pour rattacher à Thalès Anaximène, Héraclite et Diogène comme dynamistes, et à Anaximandre Anaxagore et Archélaos comme mécanistes. Mais il y a là une exagération évidente, et la source de l’erreur provient toujours de la même cause, l’application aux antiques doctrines de concepts qui, historiquement, leur sont très postérieurs.

Il s’agit là de notions qui n’ont acquis quelque précision que lorsqu’Aristote a eu élaboré ses théories de l’ἐνεργεία et de la δύναμις, mais qui, pour les premiers Ioniens, devaient être absolument confuses. Aussi les textes sur lesquels s’appuie Ritter, et où Aristote essaye d’appliquer ces théories aux doctrines d’Anaximandre, sont-ils en réalité contradictoires, preuve irrécusable de cette confusion.

Et, quand nous parlons de la précision de ces notions, encore faut-il faire de sérieuses réserves. Qu’on demande à un chimiste de nos jours quelle différence il y a entre un mélange et une combinaison, il établira entre ces deux termes une distinction précise et scientifique ; mais qu’on lui demande si dans une combinaison donnée, l’eau par exemple, l’oxygène et l’hydrogéné existent en acte ou en puissance, il répondra sûrement qu’il ne sait pas ce dont on lui parle. Et, si Aristote revenait de nos jours et apprenait la chimie moderne, il serait sans doute facile de le faire tomber, sur cette simple question, dans des contradictions flagrantes.

Le Stagirite a donc apporté dans ces notions une clarté relative seulement à l’époque où il vivait ; mais il ne faut pas plus la faire remonter plus haut qu’il ne faut la faire descendre plus près de nous. Ed. Zeller a donc pleinement raison dans sa réfutation de Ritter ; mais à son tour il va trop loin quand il se refuse à voir dans le système du fils de Praxiade aucune des conditions d’une physique mécanique. Le mot juste me paraît avoir été dit par Teichmüller :