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V

L’expérience et l’a priori dans la morale.

Voulons-nous donc subordonner la morale à la métaphysique ? Ne savons-nous pas que ce point de vue est dépassé ? Oublions-nous nos propres distinctions, et, pour donner une règle à notre conduite, attendrons-nous l’achèvement d’une science impossible ? — Non, si l’on entend par métaphysique les dernières raisons de tout, s’il s’agit d’un système sur les choses qui par leur nature même se dérobent au contrôle de l’expérience, nous ne subordonnerons point la morale à la métaphysique. Avant d’asseoir sur la théologie l’édifice de nos convictions pratiques, il faudrait posséder la théologie elle-même ; mais où chercherions-nous les bases d’une théologie rationnelle après avoir fait abstraction de l’ordre moral ? Ceux qui n’ont pas de dévotion particulière aux trois états d’Auguste Comte, les attardés, incapables de comprendre que, si la langue de la conversation distingue encore l’humanité du reste des animaux, ce n’est là qu’une infirmité passagère, ces esprits faibles seraient tentés d’expliquer l’universalité de la religion par la réalité de son principe, et de justifier leur croyance en invoquant les besoins de la pensée morale. Kant avait déjà vu tout cela, et l’illusion. Les postulats de la raison pratique font pendant aux postulats de la raison savante. Appelé par l’ordre de ma conscience à la tâche de bâtir la justice, j’ai besoin de me figurer que mon travail n’est pas stérile, que le plan n’en est pas chimérique et que la maison s’élèvera. Penser ainsi, c’est proclamer à la barbe de l’expérience que la justice est l’ordre du monde, et croire à la justice, c’est croire en Dieu. Simple, j’ai besoin du secours de Dieu pour être en état d’accomplir mon devoir, précisément comme le savant a besoin de statuer la nécessité universelle pour pouvoir espérer l’achèvement de la science, et de croire à la possibilité d’accomplir la science pour travailler à son édification. De preuve rigoureuse, il n’y en a ni d’un côté ni de l’autre.

L’honnête homme se conduira comme s’il était sous le regard d’un Dieu de justice ; le savant poursuivra la suite nécessaire des phénomènes, comme si cet enchaînement était universel ; mais rien n’établit que la science ne se heurte pas à des bornes infranchissables, comme rien ne démontre que la justice absolue se réalise nulle part. Une seule chose est certaine, et cette vérité, la même pour l’un et pour l’autre, c’est le devoir. Il ne s’agit donc pas de démons-