Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 13.djvu/518

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
514
revue philosophique

Quand, d’un autre côté, il explique l’immobilité de la terre au centre du monde par son égale distance aux extrémités dans toutes les directions, c’est une négation aussi formelle que possible de l’infinitude de la matière, et si nous voyons Anaximène et ses successeurs chercher d’autres explications, nous reconnaissons dans ce fait, à côté d’un recul apparent vers l’erreur, un progrès dans le concept de l’espace, désormais reconnu comme infini, et ne pouvant dès lors avoir ni centre ni extrémités.

Ainsi le premier « physiologue » se représente la matière comme finie, et, comme on ne peut en aucune façon lui attribuer le concept du vide absolu, il s’ensuit qu’il n’a point de notion précise sur l’infinitude de l’espace.

Il a au contraire, très nettement celle de l’infinitude du temps, comme le prouve sa doctrine de la succession indéfinie des mondes périssables. On peut, à première vue, trouver quelque singularité à la différence historique que nous constatons entre les concepts du temps infini et de l’espace infini, dont l’un apparaît comme immédiate « ment formé, tandis que l’autre réclame une élaboration qui dure en fait plusieurs siècles, pour être adopté sans conteste ; mais cette singularité s’évanouit à la réflexion.

La nécessité subjective de concevoir le temps comme infini ne rencontre pas, en réalité, d’obstacle objectif ; la prétendue antinomie de Kant à ce sujet ne repose que sur l’introduction d’une thèse théologique, celle de la création ex nihilo, étrangère à la conscience humaine à son aurore et, en tout cas, à la pensée hellène. Non seulement l’infinitude du temps n’a jamais été mise en question sur le sol de la Grèce antique, mais l’éternité du monde, sous sa forme actuelle, y compris l’existence de la race humaine, est un dogme constant de Platon et d’Aristote, pour ne parler ni des Eléates, ni des Pythagoriciens[1].

La thèse de l’infinitude de l’espace aurait au contraire besoin d’une impossible confirmation objective ; la spéculation géométrique n’a qu’un caractère hypothétique sans valeur pour la justifier ; l’imagination se fatigue et s’épuise vite à reculer les bornes du monde, et celle d’Anaximandre s’était arrêtée bien loin avant d’avoir atteint la distance qui sépare en réalité notre globe de la lune. Là, c’est la science, qui, par ses conquêtes successives, a brisé successivement « comme un sépulcre bas » les enceintes auxquelles se limitait la fantaisie antique, et, en démontrant l’énormité des distances astronomiques, fait triompher, en tant qu’objectif, le concept de l’espace

  1. Les genèses pythagoriciennes ont un caractère métaphysique tout différent de leur forme mythique.