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P. TANNERY. — anaximandre de milet

improbable que, dès cette époque, la nécessité mathématique de qualifier l’espace d’illimité, autrement que par une métaphore poétique, eût été reconnue à la suite d’une discussion des principes de la géométrie.

On ne peut, il est vrai, refuser à un contemporain d’Anaximandre la possibilité de s’imaginer à priori l’espace comme réellement illimité et par conséquent la matière comme illimitée elle-même. C’est le dogme pythagoricien qui oppose le monde fini à la substance infinie qui l’entoure et qu’il respire[1]. C’est la croyance de Xénophane, qui étend à l’infini les racines de la terre et les espaces éthérés.

Mais Anaximandre est sans doute le premier qui ait publié ses opinions. Il y avait pour lui d’autant moins de nécessité à élaborer ses conceptions du point de vue logique. Cependant, comme nous l’avons vu, son imagination paraît très précise ; or il y a une chose qui a toujours été inimaginable c’est un mouvement rotatoire s’étendant à l’infini ; et comme la croyance à ce mouvement rotatoire pour la totalité de la matière est le fond du système d’Anaximandre, il est certain qu’il ne pouvait s’imaginer la matière comme infinie, dans le sens que nous donnons à ce mot.

Ceci trouve une confirmation dans l’histoire des doctrines immédiatement postérieures lorsque Xénophane chante contre les pythagoriciens l’unité absolue de l’univers, il se rapproche en fait d’Anaximandre ; mais comme il se représente, ainsi qu’eux, cet univers comme infini, il lui faut rejeter le dogme de la révolution, et il proclame l’immobilité.

Sans doute le Milésien ne limitait probablement pas la matière à son anneau solaire, car il lui fallait assurer le renouvellement incessant de la substance de cet anneau ; il est d’ailleurs à croire qu’il n’aura point senti la nécessité de préciser des limites. Mais il n’en est pas moins clair aussi qu’avant l’explosion du globe de l’univers, explosion qui enveloppe d’air les débris de l’écorce de feu, cette dernière couche forme dans sa pensée les bornes suprêmes les « flammantia mœnia mundi »[2].

  1. Que cette substance soit réellement matérielle, c’est ce qui ressort de la désignation de πνεῦμα que lui-donne Aristote (Phys., IV, 6) à côté de celle de κενὸν, c’est ce qui ressort de l’analogie même établie entre la respiration et l’acte qui est supposé entretenir la vie du cosmos.

    Le vide des Pythagoriciens n’est que le vide apparent, c’est-à-dire l’air pur, plus ou moins raréfié, comme cela est clair d’ailleurs d’après la polémique d’Anaxagore contre eux. Le concept du vide absolu ne peut être antérieur a la doctrine atomique.

  2. Lucrèce paraît avoir particulièrement connu la doctrine d’Anaximandre, et lui avoir emprunté de nombreuses images.