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V

Sur le concept de l’espace infini.

En essayant, comme nous l’avons fait, de pousser aussi loin que possible la restitution du système cosmique d’Anaximandre, nous l’avons traité, ainsi que nous l’avions fait pressentir, comme une hypothèse scientifique, et nous nous sommes trouvés justifiés à admettre chez son auteur une imagination claire et précise, arrivant à coordonner l’ensemble des phénomènes de la nature sous une représentation aussi erronée qu’on le voudra, mais incontestablement nette et saisissante. Mais cette netteté, cette précision n’existent que dans les images matérielles qu’il crée ; on ne peut en aucune façon les attribuer aux concepts métaphysiques des termes qu’il est obligé d’employer. C’est ce qu’il nous reste à montrer à propos du concept de l’ἄπειρον, mot qu’il a transmis à la langue philosophique.

Il qualifie ainsi la matière homogène au commencement (ἀρχὴ)[1] de la formation de chaque monde, et tous les « physiologues » qui l’ont suivi, ont donné la même qualification à leurs éléments primordiaux. Chez eux, d’ailleurs, ἄπειρον aurait le sens d’ « infini », si nous pouvons nous en fier à Aristote.

Mais la même caution est-elle suffisante pour attribuer le même sens à ce terme dans les écrits d’Anaximandre ? Certainement non, quoi qu’en dise Ed. Zeller. Le témoignage d’Aristote ne pourrait être pris ici en sérieuse considération que s’il avait possédé lui-même un concept de l’infini identique au nôtre. Or en ce qui concerne l’espace, ici en question, ses idées sont loin d’être parfaitement nettes et précises nous voyons que, pour lui, l’espace infini n’a que la valeur subjective d’une notion mathématique, tandis qu’objectivement il ne reconnaît l’espace que comme lieu de la matière, comme fini, par conséquent, suivant ses théories. Devant cette contradiction flagrante du Stagirite, pouvons-nous croire que, deux siècles avant lui, ces notions aient été éclaircies comme elles le sont pour nous ?

Il est certain que, pour Anaximandre, il ne pouvait y avoir non plus de distinction entre l’espace et le lieu de la matière, mais très

  1. Voilà encore un autre terme dont on a pu dire qu’Anaximandre s’était servi le premier, parce que son écrit sur la nature a été le premier en date mais il s’en sert comme Homère l’avait fait, et il ne lui attribue nullement le sens philosophique de « principe » signification dont l’élaboration lui est très postérieure.