Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 13.djvu/51

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
47
SECRÉTAN. — le principe de la morale

vrir. Kant s’est abusé lorsqu’il a cru pouvoir déduire la matière et l’objet de l’obligation de sa pure forme, qui seule nous est donnée par la conscience. C’est l’illusion de la morale indépendante. Pour trouver dans la conscience tout ce que nous avons à faire dans ce monde, il faudrait y trouver le monde lui-même. En l’y cherchant. Fichte et ses successeurs moindres que lui n’ont fait qu’escamoter le prix d’une gageure ; leur parti pris est arbitraire. Que le monde soit en nous et par nous, c’est possible dans ce sens que le contraire n’est pas démontrable, quoi qu’en pense M. Paul de Broglie, dont les analyses excellentes ne vont pourtant pas jusqu’au fond des choses ; mais, en fait, le monde nous apparaît hors de nous, et dans la pratique nous sommes obligés de le considérer comme existant hors de nous. Fichte l’accorde, il convient lui-même que son point de vue est artificiel, contre nature. Eh ! bien, nous ne devons pas accepter un point de vue contre nature. Les déductions de l’idéalisme manquent de sincérité : l’apparente unité qu’elles donnent à la science est un fantôme ; l’idéaliste fait semblant de découvrir a priori ce qu’il sait déjà d’une autre manière ; et, sans la connaissance expérimentale dont il feint d’ignorer l’existence ou de mépriser les indications, il ne trouverait absolument rien. Le discrédit profond qui a frappé tous les jeux pareils est un indice de maturité commençante.

Et ceci s’applique à la morale aussi bien qu’à la physique. La seule raison ne nous instruira ni des devoirs de la famille ni des lois de la propriété, car la raison ne nous enseigne pas qu’il y a des sexes ; ce n’est pas elle qui nous apprend que nous avons besoin d’aliments, que le blé nourrit, qu’il germe dans la terre, que la terre existe. La raison est indispensable à la morale. L’obligation de chercher quelle est la meilleure manière de nous conduire dans ce monde et de conformer nos actions au résultat de cette recherche nous est imposée par la raison, ou plutôt la raison consiste dans cette obligation même. La raison nous apprend encore que, pour découvrir l’art de la vie, il faut savoir ce qu’est la vie ; la raison nous impose donc le devoir d’en acquérir la connaissance. En un mot, la raison nous dit que notre conception du devoir est solidaire de notre conception du monde.