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même l’analyse psychologique et historique des idées ne suffit pas à nous donner une certitude absolue de la non-existence des idées métaphysiques, car l’expérience ne peut vérifier leur existence et par conséquent leur non-existence réelle, et que ce qui est pour nous contradictoire ne l’est peut-être pas en réalité, j’accepterai cette réserve, en faisant remarquer seulement que, à ce compte-là, nous pouvons imaginer un monde où une chose sera chaude et froide à la fois, où un cheval et un encrier seront une même chose, où la même personne sera à la fois une et trois toutes phrases absolument inintelligibles en ce monde. Si l’on me dit que les phrases que j’emploie ici ne signifient rien et offrent des images qui ne peuvent s’associer, je réponds qu’il en est de même pour la cause première, l’absolu, etc., pris au sens métaphysique, et que, si cette raison est valable pour faire rejeter ces dernières propositions, elle est valable pour faire rejeter la métaphysique.

Pour tenir toutefois compte de cette dernière réserve, ma conclusion sur le sujet sera celle au point de vue de l’intelligence humaine, il n’y a pas de cause première, pas d’absolu, etc. ; il n’y a, en un mot, rien de réel dans les idées métaphysiques[1]. Sur ce point encore, je serais donc, aussi à ce qu’il me semble, plus près de l’école matérialiste que du positivisme, quoique je pense me trouver un peu en dehors des deux doctrines[2].


V

Pour formuler une conclusion sur le matérialisme, je ne dirai pas, avec M. Wyrouboff, que le matérialisme ne sera jamais scientifique et qu’il ne peut qu’aboutir à la contradiction ; mais je dirai que, si l’école matérialiste actuelle aboutit quelquefois à la contradiction

  1. Je n’ai pas considéré la question du Dieu rémunérateur et vengeur et du Dieu des causes finales. Cette question est un peu différente de la précédente et doit se résoudre par une autre méthode. Stuart Mill a fait ce qu’il a pu pour débarrasser Dieu de la métaphysique. Je ne pense pas qu’il ait démontré sa thèse qu’il y a une faible probabilité en faveur de l’existence de Dieu, qui me paraît devoir être définitivement rejetée. Toutefois, si l’on veut invoquer les nuances de l’incrédulité, il faut reconnaître que la question est moins fermée du côté des causes finales que du côté des causes premières.
  2. Il est encore quelques points sur lesquels la philosophie matérialiste de MM. Lefèvre et Letourneau pourrait être facilement attaquée. Ces points sont la morale, le libre arbitre, le progrès. Il n’y a peut-être pas lieu d’insister beaucoup, car les matérialistes n’ont pas trop insisté eux-mêmes sur ces points délicats. Ils n’ont même pas l’air de croire qu’il y ait là quelques difficultés. Les solutions qu’ils donnent incidemment de ces problèmes manquent parfois de netteté.