Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 13.djvu/490

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
486
revue philosophique

(Les philosophies, p. 465.) « Peu importent ici les procédés à l’aide desquels l’homme est arrivé à connaître la matière et les conditions organiques, cérébrales et intellectuelles qui s’imposent à toute expérience. L’existence de la matière est suffisamment démontrée par l’usage que nous en faisons, etc. » (p. 446).

J’ai dit que M. Lefèvre me paraissait se contredire, et, en effet, je n’ose affirmer qu’il se contredit, parce qu’on pourrait, à la rigueur, en interprétant ses paroles, faire de lui un idéaliste parfait ; il est impossible au contraire de lui attribuer une croyance complète à l’extériorité des données de la sensation et même de la matière en général[1]. S’il y croit quelquefois, et même le plus souvent, ce qui est très probable, il est sûr qu’il n’y croit pas toujours. Et je trouve sa doctrine d’autant moins claire sur ce point qu’il n’a jamais un mot de critique pour les philosophes de son école. Or M. Letourneau, qui a été son collaborateur à La pensée nouvelle, à l’Encyclopédie générale et à la Bibliothèque des sciences contemporaines, a, pour lui, des idées beaucoup plus arrêtées sur la question de la matière. Il admet son existence objective, et que nos sens sont « d’honnêtes et fidèles témoins[2] ». Il est vrai que M. Letourneau se tire d’affaire par un acte de foi. Il a essayé un fois de discuter l’idéalisme. Cela n’est pas facile, et les matérialistes, comme les positivistes, Littré lui-même, ont en général échoué complètement dans cette tentative. M. Letourneau, après avoir donné quelques arguments vieux et vieillis, conclut que la croyance à la matière est l’acte de foi le plus légitime, « car ceux-là même qui s’amusent à nier la réalité des corps se conduisent dans la pratique comme s’ils y croyaient parfaitement[3]. » Il est facile de voir que M. Letourneau n’entend pas très bien ce que c’est que la subjectivité de la matière. Resterait à examiner ce que c’est qu’un acte de foi et si un acte de foi peut être légitime. Je ne le ferai pas ici pour ne pas trop allonger cette discussion.

En somme, le matérialisme ne fournit pas de réponse à la question posée sur l’objectivité, sur la nature de la matière, ou, ce qui revient au même, il en donne plusieurs qui se : contredisent. Il y a là certai-

  1. À moins qu’on n’interprète ainsi les paroles de M. Lefèvre : « sans œil il n’existe ni lumière ni couleur : « sans œil il n’existe ni lumière ni couleur pour l’homme, mais la lumière et la couleur existent cependant dans l’univers en tant que couleur et lumière. » — « Sans un cerveau vivant et pensent il n’y aurait rien » = « sans un cerveau, etc. il n’y aurait rien pour l’homme, mais les choses continueraient d’exister eh elles-mêmes. » Je ne pense pas que ce soit la le sens attaché parM. Lefèvre aux phrases que j’ai citées, car M. Lefèvre aurait alors singulièrement amoindri la discussion, et fait une confusion bien bizarre.
  2. La biologie.
  3. Science et matérialisme, p. 482.