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F. PAULHAN. — la renaissance du matérialisme

« Schopenhauer, dit-il[1] et bien d’autres, avant et après lui, se sont ingéniés à démontrer que, sans œil, il n’existe ni lumière ni couleur ; sans ouïe, ni bruit ni son ; sans toucher, ni formes ni espace. Nous ajouterons que, sans un cerveau vivant et pensant, il n’existerait rien. Mais comme, en fait, il existe des cerveaux, des mains, des oreilles et des yeux, qu’avons-nous à faire de telles hypothèses, de telles vérités si l’on veut ? Il suffit de les énoncer une fois pour toutes, et l’importance qu’on leur attribue nous échappe. »

Je suis plus réaliste que M. Lefèvre, et j’admettrai volontiers que, quand bien même aucun cerveau n’existerait, il existerait quelque chose, que le monde ne s’est pas créé avec le premier organisme vivant, et qu’il existe en dehors de nous quelque chose que nous ne pouvons connaître, les analogies de la matière inorganique et de la matière organisée d’une certaine matière, du cerveau, n’étant pas assez grandes pour que nous puissions voir dans l’univers des existences conscientes. En revanche, je suis d’avis, avec M. Lefèvre, qu’il n’y a pas à s’occuper trop longtemps de la théorie de la connaissance. Cependant il est bon de l’établir, et M. Lefèvre le reconnaît lui-même ; de plus, il faudrait, après à voir énoncé les vérités ou les hypothèses que j’ai citées, ne pas les oublier absolument, et si on les adopte, comme M. Lefèvre paraît le faire en quelques endroits, il faudrait éviter de se mettre en contradiction avec elles, et c’est ce que M. Lefèvre me paraît faire quelquefois. « II relie et contrôle les autres sens, dit-il à propos du toucher[2] et c’est par lui que la réalité n’est point pour l’homme cette hallucination à laquelle M. Taine est si attaché. Sans ouïe, sans vue, sans goût, sans odorat, il n’existerait ni sens, ni couleurs, ni saveurs, ni odeurs ; sans toucher, il n’y aurait rien. C’est pourquoi le tact est le sens fondamental, d’où procède toute certitude, objective et subjective à la fois ; il constate les caractères les plus généraux des choses et leurs rapports les plus immédiats avec l’organisme. Comment faire pour concilier les différentes affirmations contenues dans ce passage ? Si le toucher nous fait connaître une réalité extérieure, peut-il être la condition de cette réalité ? Cette réalité n’existe-t-elle qu’au moment où le toucher s’exerce ? M. Lefèvre retourne ici à la doctrine de Stuart Mill, qu’il n’aime guère, et oublie qu’il affirme en plusieurs endroits l’existence objective, extérieure, de la matière. « Quel idéalisme, quel scepticisme, dit-il, en examinant le monde idéal, pourrait se dérober à l’inéluctable chaîne de ces conditions qui vont de l’atome en mouvement au cerveau en exercice ? etc. »

  1. La philosophie, p. 402.
  2. La philosophie, p. 519.