Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 13.djvu/488

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
484
revue philosophique

qu’il faut examiner. Un des points obscurs du système, et il a été plusieurs fois signalé, c’est la conception de la matière elle-même. Qu’est-ce que la matière ? Voilà ce qu’on reproche aux matérialistes de ne pas avoir dit. M. Lefèvre a essayé plusieurs fois de répondre à ce reproche, Nous ne faisons pas de la matière une abstraction réalisée comme on le prétend, dit-il, ou plutôt « la matière est un terme abstrait général, qui est commode pour nommer d’un mot tous les éléments tels qu’azote, hydrogène, carbone, or, argent, soufre, etc., dont la chimie peut accroître où augmenter le nombre, mais hors desquels il n’y a rien[1]. » On voit quelle est la réplique qui peut se faire : le matérialisme érige une abstraction en réalité, non pas en tant qu’il supposerait une matière abstraite et cachée sous les apparences des phénomènes comme existant en soi, mais en tant qu’il attribue l’existence réelle et indépendante à ce qui fait partie de nos sensations, à la matière telle que les sens nous le montrent. En d’autres termes le matérialisme, tel que M. Lefèvre le présente ici (cette restriction est nécessaire), érige en réalité non une matière intelligible, mais une matière sensible, ce qui n’est pas une moindre erreur. Et l’on arrive ainsi à la question de la réalité de la matière. Je n’ai pas l’intention de l’examiner à fond, mais seulement de critiquer ce que disent les matérialistes.

Ils disent parfois d’excellentes choses, ou plutôt M. Lefèvre en dit : « Lorsque Protagoras est arrivé à la conclusion très peu discutable que « l’homme est la mesure de toute chose », quand Hume a démontré que nous ne connaissons que des sensations, force leur est de s’arrêter, sous peine de dépasser les limites infranchissables qu’eux-mêmes viennent d’assigner à la connaissance. En dehors de la sensation, il n’y a place pour aucune spéculation métaphysique. Que les objets de la sensation soient ou ne soient pas semblables à l’image déposée dans notre cerveau, ils n’en demeurent pas moins les mobiles de nos actes, les guides de notre vie ; notre existence est absolument liée à la leur. À quoi peut bien servir ici le doute ? À éclaircir, si l’on veut, l’expérience, mais non pas à l’infirmer. Quand on a dit qu’il n’existerait ni lumière sans yeux, ni résistance sans toucher, et qu’en l’absence de tout organisme conscient il n’aurait même jamais été question de matière, d’esprit et d’univers, on a exprimé tout le suc du sensualisme, et l’on peut retourner tranquillement à ses affaires[2]. » Voilà un passage acceptable presque entier par des non-matérialistes. M. Lefèvre va encore plus loin.

  1. Voir la Renaissance du Matérialisme, p. 32.
  2. Renaissance du matérialisme, p. 11.