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est finie, ils peuvent en commencer une autre, puis encore une autre, et ainsi de suite ; mais ces parties ne sont pas enchaînées par un lien causal. Elles forment chacune un tout à part. Si vous en faites l’histoire, vous pouvez les ranger dans tel ordre qu’il vous plaît ; cet ordre est absolument indifférent.

Dans la réalité, il n’en va pas ainsi. L’être libre n’est pas dans un monde à lui, il est dans le monde, et, au moment où sa liberté se déploie, il donne une physionomie nouvelle à la scène qui s’y jouait ; c’est un personnage inattendu qui force les autres à modifier instantanément leur rôle. Voilà dans quels termes il faut accepter le problème de la liberté.

Abandonnons donc, comme artificielles et inapplicables à la réalité, les tentatives, si ingénieuses et si suggestives qu’elles soient, faites et par Cournot, et par M. Boussinesq, et par M. de Saint-Venant.


VI

S’il y a des actions libres, elles ne peuvent impliquer une création de force.

Quelque opinion que l’on professe sur l’origine de l’activité humaine, il est hors de conteste que l’homme s’asservit les forces de la nature. Sauvage, il grimpe sur un arbre pour en cueillir les fruits, déchire à belles dents une proie qu’il a eu le bonheur d’atteindre à la course ; civilisé, il cultive la terre et domestique les animaux. Pour traverser une rivière ou se faire porter d’un point à l’autre de la rive, il s’est d’abord confié à un tronc d’arbre ; plus tard, devenu plus hardi et s’aventurant sur la mer, il invente la voilure pour décomposer la force des vents, en prendre une partie et rejeter l’autre ; ou mieux encore, réalisant, dans son audace inventive, le rêve de l’auteur de l’Odyssée, il crée lui-même le souffle dont il a besoin et lui fait tourner des roues ou une hélice. Partout et toujours, il se conduit à l’égard de la nature comme un maître envers son esclave.

Si ces actions sont prédéterminées, il puise dans le réservoir universel les forces physiques nécessaires pour les produire ; cela n’est pas douteux. Mais en est-il encore de même dans la supposition où ces actions seraient libres. En d’autres termes, l’exercice de la liberté, si la liberté existe, implique-t-il une création de force ?

John Herschell, entre autres, l’a pensé. Il dit en quelque endroit[1]

  1. Je cite de la seconde main. Le passage est tiré de ses Familiar lectures, p. 468, et cité dans le mémoire de M. William James (voir Revue phil, nov. 1881).