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DELBŒUF. — déterminisme et liberté

intensité. Le principe de la composition des forces nous donne et cette direction et cette intensité. Il faut, pour faire passer le mobile de droite à gauche, introduire une force égale à la résultante de la vitesse tangentielle qu’on veut lui donner, et d’une vitesse tangentielle égale et de signe contraire à celle qu’il a prise. L’action du principe directeur a donc eu pour résultat de détruire cette résultante. En d’autres termes, la somme de l’énergie universelle n’est pas la même dans un cas et dans l’autre.

Ceci soit dit sans préjudice de diverses autres difficultés dont il sera question dans la suite.

Au surplus, en supposant ces spéculations mathématiquement inattaquables, et en admettant, avec M. Boussinesq, que le principe directeur se place sur le sommet d’une éminence entourée de tous côtés d’éminences plus considérables, et que les atomes, lancés de ce sommet central dans toutes les directions imaginables par une force rigoureusement nulle, reviennent sans cesse se mettre à la disposition du principe, on n’aurait là en aucune manière l’image de la liberté de l’âme. Une pareille hypothèse, insoutenable au point de vue mécanique, est, au point de vue psychologique, complètement insuffisante. Quand nous délibérons, nous ne sommes pas arrêtés devant plusieurs chemins également bons à suivre. Au contraire, ils se dressent devant notre esprit comme offrant des avantages et des désavantages opposés, et l’effort que nous devons faire a précisément pour but — comme l’a dit excellemment M. James[1] — de nous faire consentir à la réalisation des désagréments qui doivent résulter de notre choix.

Et puis, le fond de la question n’a pas été touché. La liberté se conçoit comme étant une certaine puissance capable d’agir sur les choses extérieures, d’en changer la physionomie et de modifier dans une certaine mesure le cours des événements. Ici, il n’y a rien de semblable. Tout compte fait, dans le système de M. Boussinesq, l’être libre se trouve au centre d’une série de possibles parfaitement indépendants les uns des autres ; et il passe son temps à les réaliser tour à tour. Hier, la balle a été lancée vers le nord ; elle a couru plus ou moins loin, la voilà revenue. Aujourd’hui, on la pousse vers le sud ; sa promenade finie, elle rentrera chez elle. Demain, on l’enverra vers l’orient ou l’occident. Mais il n’y a nul lien entre les excursions, nulle continuité. Un des possibles étant réalisé, le temps peut s’arrêter, il n’y a aucune nécessité de réaliser l’un des suivants. Tels des joueurs qui jouent aux cartes où aux dominos. Quand une partie

  1. Voir Revue phil, nov. 1881.