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rences parfois affectées, les hommes du même siècle et de la même civilisation se ressemblent au fond beaucoup. C’est que la raison continue à fonctionner même chez ceux qui la nient ; c’est que le sentiment du devoir est une force vivante, tellement que l’on continue pendant quelque temps à se demander ce qu’il convient de faire et ce dont il faut s’abstenir, après avoir adopté en théorie l’opinion que tout est permis. Ce que nous avons fait entendre au sujet des utilitaires plus anciens s’applique également à ceux de notre siècle. Ils s’efforcent de rattacher à leur principe abstrait une morale préexistante, qu’ils ont reçue de la tradition. Nous ne dirons pas avec une célèbre philosophie de l’histoire que la morale ne change pas ; mais l’idéal de conduite varie bien plutôt suivant les siècles que suivant les écoles. La morale antique diffère essentiellement de celle des peuples chrétiens. Dans l’antiquité même, le type change absolument en passant de la liberté grecque au despotisme des rois macédoniens et de Rome. À l’idéal actif du citoyen, ou plutôt encore de la cité, succède une aspiration individuelle au détachement de tous les liens, où se confondent les épicuriens, les sceptiques, les stoïciens et toutes les écoles vivantes. Pareillement, l’idéal du moyen âge diffère beaucoup de celui de notre époque industrielle. Mais dans un temps donné, toutes les écoles s’efforcent de justifier une conception de la vie supérieure aux écoles, plutôt que de tirer régulièrement, inflexiblement les conséquences logiques de leur propre principe. Ceci s’applique très spécialement à l’utilitarisme ; il est fort peu d’utilitaires assez convaincus pour suivre à leur propos coûte que coûte. Je ne connais guère que Charles Fourrier qui vive de sa propre pensée et qui la suive jusqu’au bout. A. Comte n’accepte-t-il pas en bloc et sans compter la morale catholique ? et M. Spencer, qui ne se prive jamais d’un mot amer à l’adresse des chrétiens qu’il connaît, ne tient-il pas à constater l’identité foncière de ses préceptes et des préceptes chrétiens[1] ? Dans ses conclusions pratiques, notre morale de l’intérêt ressemble assurément bien plus à notre morale du devoir qu’à l’eudémonisme d’Épicure. Elle donne souvent d’excellents conseils. Quant à sa valeur scientifique, il est impossible de l’estimer bien haut. La similitude des goûts et des besoins qui lui permet de se constituer n’est qu’une généralité grossièrement approximative.

En résumé, l’empirisme ne saurait logiquement proposer de règle de conduite universellement valable, et ne réussit à se donner une morale qu’avec le concours dissimulé de la raison a priori. « Chacun

  1. Voyez Les bases de la morale évolutionniste, p. 7 et p. 220.