Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 13.djvu/474

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
470
revue philosophique

Le sophisme ou l’erreur de M. Boussinesq provient de ce qu’il traite comme des réalités de véritables abstractions mathématiques. Un arc d’ellipse est toujours un arc d’ellipse ; quelque petit qu’il soit, il porte en lui ce caractère, si bien que, par lui, on peut reconstruire la figure entière. Mais il n’en est pas de même d’un arc infiniment petit. Cet arc peut parfois appartenir en même temps à une droite, ou à un cercle, ou à une parabole, ou à toute autre courbe. C’est ainsi qu’un point est à la fois un carré, un triangle, un cercle sans dimension. Si donc nous considérons le mobile en tant que se mouvant sur un arc infiniment petit, suivant les conditions de la question, on peut identifier cet arc avec une droite ou bien avec un arc de cercle, ou de parabole, où d’une autre figure. Mais on n’est pas autorisé à transporter cette fiction dans la réalité. Dans la réalité, il n’y a pas d’infiniment petits, il n’y a que des quantités finies.

Puisque je suis sur ce chapitre, pendant que M. Boussinesq philosophait sur les intégrales singulières, M. J. Plateau publiait dans les bulletins de l’Académie de Belgique[1] une note sur quelques exemples curieux de discontinuité en analyse. Il y donnait le moyen de former des équations discontinues. Ces équations représentent des courbes revenant en partie sur elles-mêmes, s’interrompant, ayant la forme d’une feuille avec son pétiole, ou bien se bifurquant sans que les branches aillent dans la suite se réunir. Il ne s’agit plus ici d’intégrales singulières, mais d’équations définies. Ces courbes bizarres, si M. Boussinesq les avait connues, lui auraient été certainement d’un grand secours pour corroborer sa thèse. On peut même dire qu’elles sont, à certains égards, plus embarrassantes que les exemples qu’il a choisis.

Il n’est pas douteux cependant que la réalité ne fournira jamais de ces cas d’indétermination. Pourquoi ? Parce que ces courbes, dans leur partie simple, ne sont simples qu’en apparence. Elles ont une seconde branche, imaginaire, il est vrai ; et ainsi elles ne pourraient dans leur ensemble être décrites que par deux mobiles différents. C’est par un artifice de calcul que l’équation de ces courbes a l’air d’être unique. Au fond, il y a deux équations, confondues parle moyen de ce que l’on nomme un facteur de discontinuité qui rend intraçable telle ou telle portion de l’une des figures.

En mécanique, il n’y a pas de discontinuités réelles ; il n’y a que des discontinuités apparentes. Prenons une figure des plus élémentaires, un i, par exemple. Qu’est-ce que je vois sur le papier ? Un trait, une lacune, puis un point. Voilà bien de la discontinuité. Comment un

  1. Février 1877, 2e série, t. XLIII.